Nous, par suite de circonstances trop longues à rapporter ici, mais dont quelque jour nous ferons le récit, nous avons habité, malgré nous, une de ces impénétrables villes, mais, plus heureux que nos prédécesseurs dont nous avons rencontré, comme de sinistres jalons, les os blanchis épars sur la route, nous sommes parvenu à nous en échapper a travers milles périls, tous miraculeusement évités.
La description que nous allons donner est donc de la plus scrupuleuse exactitude, et impossible à révoquer en doute, car nous parlons de visu.
Quiepaa-Tani, la ville qui s'offre enfin aux yeux dès que l'on a franchi la forêt vierge dont nous venons de tracer un aperçu, s'étend de l'est à l'ouest et forme un carré long. Une large rivière, sur laquelle sont jetés plusieurs ponts de lianes d'une légèreté et d'une élégance incroyables, la traverse dans toute sa longueur. A chaque angle de ce carré, un bloc énorme de rocher, coupé à pic du côté qui regarde la campagne, sert de fortifications presque imprenables; ces quatre citadelles sont reliées, en outre, entre elles par une muraille épaisse de vingt pieds à la cime et haute de quarante, qui, en dedans de la ville, forme un talus dont la base à soixante pieds de large. Cette muraille est construite en briques du pays, faites avec de la terre sablonneuse et de la paille hachée; on les nomme adobas; elles sont longues d'environ un mètre. Un fossé large et profond double presque la hauteur des murs.
Deux portes donnent seules entrée dans la cité. Ces portes sont flanquées de tours et de poivrières absolument comme une forteresse du moyen-âge, et ce qui vient encore à l'appui de la comparaison, un petit pont composé de planches, extrêmement étroit et mobile, posé de façon à être enlevé à la moindre alerte, est la seule communication de chacune de ces portes avec le dehors.
Les maisons sont basses et se terminent en terrasses qui se relient les unes aux autres; elles sont légères et bâties en jonc et en cañaverales revêtus de ciment, à cause des tremblements de terre si fréquents dans cette région; mais elles sont vastes, bien airées et percées de nombreuses fenêtres. Toutes n'ont qu'un seul étage d'élévation, et les façades sont enduites d'un verni d'une blancheur éclatante.
Cette étrange ville, aperçue de loin, surgissant au milieu des hautes herbes de la prairie, offre le plus singulier et le plus séduisant aspect.
Par une belle soirée du mois d'octobre, cinq personnes, dont il eut été impossible de distinguer les traits ou le costume, en raison de l'obscurité, débouchèrent de la forêt que nous avons décrite plus haut, s'arrêtèrent un moment, avec une indécision marquée, sur l'extrême lisière du bois qu'elles venaient de franchir, et commencèrent à examiner le terrain. Devant elles s'élevait un monticule qui encaissait la forêt, et dont le sommet, bien que peu élevé, coupait l'horizon en droite ligne.
Après avoir échangé quelques paroles entre eux, deux des personnages restèrent où ils se trouvaient; les autres trois se couchèrent à plat ventre et, en rampant sur les pieds et sur les mains, s'avancèrent au milieu des herbes gigantesques qu'ils faisaient onduler et qui cachaient entièrement leur corps.
Puis, parvenus sur le haut du tertre qu'ils avaient eu une si grande difficulté à gravir, ils plongèrent leurs regards dans le vide et demeurèrent frappés d'étonnement et d'admiration.
L'éminence au sommet de laquelle ils se trouvaient était coupée à pic, ainsi que toute la partie du terrain qui s'étendait à leur droite et à leur gauche. Une magnifique plaine se déroulait à cent pieds au-dessous d'eux, et au milieu de cette plaine, c'est-à-dire à mille mètres environ de distance, s'élevait, fière et imposante, Quiepaa-Tani5, la ville mystérieuse, défendue par ses tours massives et ses épaisses murailles. L'aspect de cette vaste cité, au milieu de ce désert, produisit sur l'esprit des trois hommes un sentiment de stupeur dont ils ne purent se rendre compte et qui, pendant quelques minutes, les rendit muets de surprise.
Enfin l'un d'eux se releva sur le coude, et s'adressant à ses compagnons:
– Mes frères sont-ils contents? dit-il avec un accent guttural qui, bien qu'il s'exprimât en espagnol, le faisait reconnaître pour Indien, Addick– le Cerf – a-t-il tenu sa promesse?
– Addick est un des premiers guerriers de sa tribu; sa langue est droite et le sang coule clair dans ses veines, répondit un des deux hommes auxquels il s'adressait.
L'Indien sourit silencieusement sans répondre: ce sourire eût donné fort à penser à ceux qui l'accompagnaient, s'ils avaient pu le voir.
– Il me semble, observa celui qui n'avait pas encore parlé, qu'il est bien tard pour rentrer dans la ville.
– Demain, au lever du soleil, Addick conduira les deux Lis à Quiepaa-Tani, répondit l'Indien, la nuit est trop sombre.
– Le guerrier a raison, repartit le second interlocuteur, il faut remettre la partie à demain.
– Oui, retournons auprès de nos compagnes, qu'une trop longue absence pourrait inquiéter.
Joignant le geste à la parole, le premier interlocuteur se retourna et, suivant exactement le sillon que son corps avait tracé parmi les herbes, il se trouva bientôt, ainsi que ses compagnons qui avaient imité tous ses mouvements, sur la lisière de la forêt, dans laquelle, après leur départ, les deux personnages qu'ils avaient laissés en arrière étaient rentrés.
Au silence qui règne sous ces sombres voûtes de feuillage et de branches pendant le jour, avaient succédé les bruits sourds d'un sauvage concert, formé par les cris aigus des oiseaux de nuit qui s'éveillaient et se préparaient à fondre sur les loros, les colibris ou les cardinaux attardés loin de leurs nids, les rugissements des cougouars, les miaulements hypocrites des jaguars et des panthères et les aboiements saccadés des coyotes, dont les échos se répercutaient en sons lugubres sous les voûtes profondes des cavernes inaccessibles et des fondrières béantes qui servaient de repaires à ces hôtes dangereux.
Reprenant la route qu'ils s'étaient tracée avec la hache, les trois hommes se virent bientôt auprès d'un feu de bois mort, qui brûlait au centre d'une éclaircie de terrain. Deux femmes, ou plutôt deux jeunes filles étaient accroupies pensives et tristes auprès du feu. Ces jeunes filles comptaient à peine trente ans à elles deux; elles étaient belles de cette beauté créole que le pinceau divin de Raphaël a seul pu exprimer dans ses ravissantes têtes, de Vierge. Mais, en ce moment, elles étaient pâles, semblaient fatiguées, et leurs visages reflétaient une sombre tristesse. Au bruit des pas qui se rapprochaient, elles levèrent les yeux, et un éclair de joie vint comme un rayon de soleil animer leur visage.
L'Indien jeta quelques menues branches dans le feu qui menaçait de s'éteindre, tandis que l'un des chasseurs s'occupait à donner aux chevaux, entravés à peu de distance, leur provende de pois grimpants.
– Eh bien! Don Miguel, demanda l'une des jeunes filles en s'adressant au chasseur qui avait pris place à leurs côtés, sommes-nous bientôt au but de notre voyage?
– Vous êtes arrivée, señorita: demain, sous la conduite de notre ami Addick, vous entrerez dans la ville, asile inviolable où nul ne vous poursuivra.
– Ah! reprit-elle en jetant un regard distrait sur le visage sombre et impassible de l'Indien, demain nous nous séparerons?
– Il le faut, señorita; le soin de votre sûreté l'exige.
– Qui oserait me venir chercher dans ces parages inconnus?
– La haine ose tout! Je vous en supplie, señorita, ayez foi en mon expérience; mon dévouement pour vous est sans bornes; vous avez, bien que fort jeune encore, assez souffert