– Cette robe est si belle! murmure la petite fille, qui n'a pas compris grand'chose à la morale de son grand-père et s'étonne même de le trouver plus loquace qu'à l'ordinaire.
– Eh bien! si elle est belle, elle se vendra.
Des larmes roulent dans les yeux de l'enfant, mais Nicolas n'a pas pour habitude d'être sensible à si peu de chose. La robe bleue, inscrite sur son calepin, va prendre rang parmi les objets à vendre, et Sarah suit des yeux avec regret les dentelles jaunies qui l'avaient séduite.
Hélas! que de désirs tout aussi innocents s'évanouissent ainsi sous la main brutale de la vie, plus dure souvent que ne l'était alors celle du vieux marchand.
– Dépêche-toi de faire ton travail et que le déjeuner soit prêt quand je rentrerai, dit-il brusquement.
Ayant fini de compulser les richesses réunies en tas sur le plancher, il les ramasse, les plie, et après les avoir serrées avec soin, il sort du magasin pour aller faire une course lointaine, remise depuis plusieurs jours.
CHAPITRE III
Demeurée seule, Sarah erre à travers le magasin, touchant avec indifférence les objets à sa portée. Ces meubles lui sont familiers et l'atmosphère de ces salles pèse sur elle depuis plusieurs années; aussi une expression de tristesse règne d'ordinaire sur sa physionomie.
En ce moment, ce n'est pas qu'elle regrette la robe bleue; ses larmes sont déjà séchées et elle a si rarement goûté un plaisir quelconque qu'elle éprouve à peine un instant de contrariété quand son grand-père refuse d'accéder à une de ses rares demandes. Il lui semble naturel de ne pas jouir, tant sa vie a été jusqu'ici dépourvue des petits bonheurs accordés habituellement à son âge. A force de vivre dans cette vie monotone et silencieuse, elle s'engourdit dans une torpeur qui réagit sur sa santé.
L'enfant est un être délicat dont le moral demande presque autant que le physique le contact de l'air et du soleil. Or, la petite-fille de Nicolas ne sort jamais que pour les courses nécessaires au ménage, et, renfermée pendant la plus grande partie de ses journées, elle pourrait presque se demander si le soleil existe encore. Pourtant, en ce moment, il envoie dans la pièce où elle est un rayon qui a grand'peine à traverser l'épaisse couche de poussière dont sont revêtues les vitres de la fenêtre. Mais il est si pâle, ce rayon! Son or devient terne en se reposant sur le sol humide et noir du magasin. Quand parfois un brusque mouvement dans l'air du dehors le jette un instant sur la bordure brillante d'un cadre, ce n'est qu'un éclair. La poussière de la vitre, devant laquelle les araignées amoncellent leurs toiles, le voile promptement et tout, autour de Sarah, rentre dans l'ombre au milieu de laquelle se meuvent des milliers d'atômes.
Arrivée à un siège large et bas sur lequel se trouve un amas de coussins en pile, la petite fille s'y est jetée et immobile, sans s'occuper du travail qu'elle a à faire dans la matinée, ses deux mains croisées sur ses genoux dans l'attitude de l'oubli complet du présent, elle regarde sans le voir l'étrange ameublement qui l'entoure.
Devant elle, une haute glace reflète les objets et les nombreux miroirs suspendus de tous les côtés. A ses pieds, une étoffe à rayures vives est tombée sur le carreau et cache à demi la dépouille usée de quelque malheureux créancier, qui n'a pu trouver grâce devant Nicolas et a dû lui laisser en gage une partie de ses pauvres vêtements. Entassés sur une console dorée, aux guirlandes de roses soutenues par des amours, on voit deux statuettes de marbre supportant des candélabres de cristal, plusieurs coupes riches ou curieuses et une tenture de soie bleu pâle, dont les plis tombent sur la console et viennent appuyer leurs franges aux reflets d'argent sur un beau vase en porcelaine de Nevers, coiffé fort étrangement d'un casque du seizième siècle.
Les regards de la petite fille passent distraitement d'un objet à l'autre. Puis elle ferme les yeux et son imagination remonte le cours, bien peu développé encore, des années quelle a passées sur la terre. Elle songe à son enfance, ce qui est sa distraction habituelle dans es longues heures de solitude.
Sarah n'a aucun souvenir bien précis, tout au plus de rapides éclaircies demeurées dans sa mémoire et si voilées qu'elle se demande parfois si ce ne sont point des rêves qu'elle prend ainsi pour des réalités. Toutefois une chose demeure bien nette pour elle: c'est que ses premières années se sont écoulées dans un autre pays, sous un ciel plus chaud, dans une lumière plus vive et qu'alors, conduite par une femme qu'elle appelait sa mère, il lui est arrivé de parcourir la campagne et de respirer un air moins pesant et moins triste que celui de la demeure de Nicolas.
Souvent, le dimanche soir, quand elle voit les enfants du voisinage rentrer chez eux après une promenade et rapporter des brassées de fleurs ramassées dans les champs, elle soupire. Si elle l'osait, elle s'enfuirait à son tour pour errer quelques heures à travers ces champs dont elle aperçoit la verdure; mais elle n'ose s'aventurer ainsi seule au dehors et son grand-père a toujours refusé de l'accompagner. En ce moment, elle rêve de fleurs, de verdure, d'air libre, à la façon du prisonnier, si longtemps retenu dans son cachot que tout cela prend à ses yeux un charme au-delà du réel.
Tout à coup, avec la mobilité naturelle à son âge, elle sort de cette rêverie qui pour elle remplace les contes de fées dont on berce d'ordinaire les enfants. Cherchant une distraction, elle étend la main vers un coffret placé à sa portée, l'ouvre, en sort quelques bijoux anciens et les examine les uns après les autres. Un collier d'un travail souple et gracieux la séduisant, elle le passe à son cou et sourit en levant les yeux vers la glace qui lui renvoie son image.
La fille d'Eve se fait jour en cette frêle enfant à laquelle jamais aucun regard n'a dit qu'elle était belle. Prise d'un accès de coquetterie, elle ramasse l'étoffe rayée gisant à ses pieds, l'enroule autour d'elle, relève ses cheveux avec des épingles à tête de corail, et chargeant ses bras de bracelets, elle se met à sauter devant la glace avec une joie naïve.
A ce moment, la porte s'ouvre, Jacques et Robert entrent, et la petite fille, effrayée, se rejette sur son siège en cachant sa tête à travers les coussins.
– Est-ce la fée du logis? demande le docteur en riant.
Son compagnon parcourt la boutique du regard:
– Ou la princesse gardienne de ces richesses? Certes, le contenant n'annonce guère le contenu et personne ne se douterait, en voyant cette vieille bicoque, qu'elle renferme tant de belles choses! Les locataires de ce digne homme doivent être royalement meublés s'il met à leur disposition les ressources de son magasin et je m'attends à dormir dans quelque lit monumental, sous de vieilles courtines brodées par une châtelaine u moyen âge.
– Il est peu probable que le bonhomme t'accorde un pareil luxe, répond Robert en suivant Jacques près de Sarah. Sa réputation ne permet guère d'espérer de sa part une pareille générosité en ta faveur!
– Il est donc avare? demande Jacques à demi-voix.
– On le dit et même on conte de lui des prodiges d'économie; mais, que t'importe, pourvu qu'il te loge convenablement pour ton argent?
Les deux jeunes gens avaient dû, pour parvenir à la pièce dans laquelle ils se trouvaient, traverser les autres salles sans que la petite fille les eût entendus venir. Elle ne leva pas la tête à leur approche et se serra, au contraire, d'un mouvement craintif, contre le coussin derrière lequel se cachait son visage, semblable à ces oiseaux qui, la tête abritée sous leur aile, s'imaginent se dérober à l'oeil du chasseur.
– Cette petite créature ne semble pas extrêmement civilisée, dit Jacques. Elle paraît peu habituée à la société de ses semblables!
– Il faut pourtant s'adresser à elle, car je ne pense pas qu'il y ait personne autre dans la maison.
– Mademoiselle! appela le lieutenant en se penchant.
Sarah ne bougea pas.
– Voyons, regardez-moi, je vous en prie, reprit-il d'un ton insinuant. Je n'ai pas la prétention d'être un joli garçon, mais un regard vous démontrera