La destinée. Ages Lucie des. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Ages Lucie des
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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le vieillard entretenait-il ce bruit afin d'éloigner les curieux.

      Il vivait seul avec sa petite-fille, une enfant de dix ans, chétive et pâle, qu'on s'étonnait de voir grandir, si lentement que ce fût, au milieu de la vie triste et sans air qu'il lui faisait. Sarah sortait rarement; elle ne jouait jamais avec les autres enfants de la rue. Un jour, peu de temps après son arrivée à Poitiers, elle avait voulu se mêler à un groupe d'entre eux; une fillette à laquelle elle tendait la main pour prendre part à une ronde s'était retirée avec un geste d'effroi à cette parole de son frère:

      – Laisse-la, c'est la petite-fille du juif!

      Ces mots firent le vide autour d'elle; tous s'éloignèrent en la regardant avec une curiosité maligne.

      Depuis, Sarah n'essaya jamais d'adresser la parole à aucun d'eux; elle mit une sorte de fierté inconsciente à ne pas solliciter ce qu'on lui refusait. Pourquoi la repoussait-on? Elle l'ignorait. Juive? Elle ne l'était pas, elle savait à peine ce que signifiait ce mot.

      La pauvre innocente portait au cou une médaille d'or sur laquelle était inscrit son nom: Sarah Alain, et la date de son baptême. Comment ce bijou avait-il échappé à la rapace convoitise de son grand-père? Lorsqu'il s'était trouvé l'unique protecteur de l'enfant, il avait, il est vrai, essayé de s'emparer de cette médaille; mais Sarah s'était révoltée, et cédant à ses pleurs, il s'était contenté de prendre, pour la vendre, la chaîne à laquelle elle était suspendue. Un matin, en s'éveillant, la petite fille l'avait trouvée remplacée par une ganse, ce dont elle avait été étonnée. La présence de la médaille l'avait pourtant consolée de cette disparition, et depuis, Nicolas avait oublié le fragile souvenir qu'elle gardait comme un talisman. La petite-fille de M. Larousse avait donc été baptisée aussi bien que lui-même, quoique en réalité le vieil avare se souciât assez peu de savoir à quelle religion il appartenait. Lorsqu'ils étaient venus, lui et Sarah, âgée de six ans, s'installer dans le quartier qu'ils habitaient, ne le voyant jamais mettre les pieds à l'église et lui reconnaissant les instincts rapaces propres à la race maudite, les voisins l'avaient surnommé "le juif". Il n'avait jamais rien essayé pour empêcher ce titre de lui demeurer.

      Sarah formait toute sa famille; du moins, personne ne lui connaissait aucun autre parent et personne n'en avait jamais vu aucun autre passer le seuil de sa porte. Il n'était point du pays. Quand il s'était décidé à se fixer à Poitiers, ce n'avait été qu'après différents changements de résidence. Les gens qu'il aurait pu intéresser à un titre quelconque devaient avoir perdu sa trace, grâce à cette vie errante; mais le vieux marchand ne semblait pas souffrir le moins du monde de son isolement, et bien que l'enfant eût seule droit à son affection, il n'en était pas plus tendre à son égard, l'unique attachement dont il parût capable étant sa passion de l'or. Il était riche, mais il vivait en pauvre afin de pouvoir lésiner à son aise sous le couvert de son apparente pauvreté, et il exploita le pus tôt possible la précoce intelligence de sa petite-fille. L'activité enfantine de celle-ci lui épargna de bonne heure les gages d'une femme de service.

      Nicolas était marchand d'antiquités et Sarah était chargée de mettre de l'ordre dans le magasin, formé par le rez-de-chaussée entier de cette grand maison. Il y avait là cinq pièces d'inégales grandeurs, reliées entre elles par des couloirs étroits et noirs. A l'extrémité de l'un d'eux se trouvaient des marches usées et suintant l'humidité, sur lesquelles le pied glissait au premier abord. Elles conduisaient à une sorte de petite parloir que Nicolas avait consacré à son usage particulier.

      Sarah n'y entrait jamais; sa vie se passait dans le magasin et, grâce à l'encombrement de celui-ci, elle avait su s'y faire de petites retraites inaccessibles où elle se glissait à travers mille détours pour se livrer en liberté à ses distractions solitaires. Son grand-père ne jugeant pas nécessaire de lui accorder des moments de récréation, elle se dérobait ainsi à sa surveillance. Ce n'était souvent qu'après des appels réitérés qu'il voyait apparaître au-dessus d'une table ou entre deux armoires la figure ébouriffée de sa petite-fille, se levant enfin du coin où elle était blottie, son chat entre les bras, le caressant et le berçant par quelque chant étrange et sans suite, composé de bribes recueillies par elle dans les chants de la rue.

      M. Larousse avait installé dans un coin, derrière des meubles passifs, les quelques ustensiles absolument indispensables au ménage. C'était là le domaine réel de l'enfant, tout ce qui représentait pour elle le foyer domestique. Elle y avait pour unique ressource la société du chat, dont elle s'était fait un ami. Nicolas, bien qu'il regrettât la maigre nourriture que cet animal parvenait à soustraire à son avare surveillance, tolérait pourtant sa présence, dans le but d'effrayer les régiments de souris qui dansaient même en plein jour leurs rondes audacieuses au milieu du magasin.

      Les salles et les couloirs étaient remplis de meubles précieux mêlés à d'infimes débris ramassés on ne sait où. Bahuts sculptés avec art, tentures à peine flétries, vestiges d'une élégance ruineuse qui avait abouti à une saisie judiciaire, armures, bijoux anciens, tout cela se trouvait, étonné sans doute d'un tel rapprochement, au milieu de meubles modernes et des plus sordides défroques.

      Dans ces dernières, Nicolas permettait à l'enfant de se choisir des vêtements, et Dieu sait les singulières toilettes résultant de la permission qu'il lui donnait. La petite fille n'avait pas souvenir d'avoir reçu de son grand-père le don d'une robe neuve, et comme elle était, vu son âge, absolument incapable d'ajuster à sa taille les vêtements parmi lesquels elle pouvait choisir, son habillement offrait un mélange de prétention et de misère qui touchait au grotesque. La mode n'avait rien à voir avec elle. En revanche, plus d'une bonne âme eut senti ses yeux se mouiller en voyant la pauvre petite, accroupie devant un tas de hardes plus ou moins défraîchies, essayant elle-même et seule les loques les moins usées, d'ordinaire beaucoup trop grandes et dans lesquelles se perdait sa taille enfantine.

      Nous la trouvons un matin occupée avec son grand-père à examiner un paquet de vêtements et à mettre de côté ceux dont l'état de vétusté est tel que Nicolas, n'espérant rien en retirer, les lui abandonne. Assis, un crayon et un portefeuille crasseux entre les mains, le marchand inscrit les différents objets de toilette achetés en bloc et presque pour rien à une vente à laquelle il a assisté la veille. Sarah soulève un à un ces objets et sa convoitise se trouve excitée tout à coup par une robe d'enfant bleue et blanche, à peu près usée, mais conservant encore une certaine apparence d'élégance. Elle la tient presque respectueusement à la main et admire avec complaisance les dentelles fripées dont elle est ornée.

      – Voilà un oripeau qui fera sans doute l'affaire d'une des femmes du voisinage, dit Nicolas. Elles ont toutes la passion de parer leur marmaille comme des idoles et celles qui n'ont pas assez d'argent pour acheter du neuf viennent chez moi. J'en tirerai bien quelques sous.

      – Oh! grand-père, donnez-la-moi.

      Habituellement, Sarah n'ose guère formuler ses désirs devant ce vieillard dur et sordide, mais celui-ci l'a emporté sur sa timidité native.

      – Qu'en ferais-tu?

      Elle allonge la robe le long de sa taille mince et montre qu'elle semble de bonne grandeur pour elle:

      – Je la porterais.

      – Toi? Allons donc! C'est beaucoup trop élégant pour une fille de…

      Il s'interrompit.

      – Une fille de quoi? reprend l'enfant.

      Le vieillard fait un geste d'impatience.

      – Je m'entends, dit-il, et ça suffit.

      Et comme elle regarde sans comprendre, ses grands yeux fixés sur lui avec étonnement:

      – Vois-tu, petite, il ne faut pas t'imaginer de jouer à la grande dame. Vrai! Il y a des moments où je ne te reconnais pas pour mon sang! Tu as des instincts de vanité folle! Tu voudrais être mise comme une demoiselle!

      Le reproche semble dérisoire, adressé à la pauvre enfant. Du moins, si jamais pareille ambition s'est éveillée dans sa tête, sûrement il lui a refusé tout moyen de la réaliser, et cette folle idée, si elle a existé, est destinée comme beaucoup