On voyait encore chez madame de Montesson toutes les étrangères ayant une spécialité de fortune, de rang ou de beauté: la marquise de Luchesini41, la marquise de Gallo42, madame Visconti, la duchesse de Courlande, madame Divoff, madame Demidoff, la princesse Dolgorouki et la belle madame Zamoïska43, et une foule de Françaises et d'étrangères dont les noms m'échappent.
J'ai dit que madame de Montesson ne sortait pas. Sa santé, presque détruite, en était encore plus la cause que l'étiquette, contre laquelle plusieurs personnes se révoltaient. À l'époque dont je parle surtout (en 1804), elle souffrait cruellement de douleurs aiguës qui lui ôtaient presque ses facultés. Un jour cependant, quelles que fussent ses souffrances, elle prouva combien madame de Genlis avait tort en l'accusant de manquer de cœur44. Elle était plus accablée que de coutume, et retirée dans l'intérieur de son appartement; elle était entourée de ses femmes, qui empêchaient le moindre bruit de parvenir à elle… Tout à coup, elle entend la voix de madame de La Tour, de son amie, qui, au milieu de sanglots étouffés, suppliait la femme de chambre de garde auprès de la malade de la laisser entrer… Madame de Montesson, émue de ce qu'elle entend, sonne, et donne l'ordre de laisser entrer madame de La Tour.
– Ah! mon amie, ma seule amie, venez à notre secours! s'écrie madame de La Tour, en tombant à genoux près de son lit… Mes neveux vont périr si vous ne les secourez pas!.. Vous seule le pouvez; car vous avez tout pouvoir sur madame Bonaparte, et madame Bonaparte peut tout à son tour sur le général Bonaparte45.
Et madame de La Tour apprend à son amie ce qu'elle ignorait, n'ayant lu aucun journal depuis le matin, la conspiration de Georges et le danger de MM. de Polignac.
Madame de Montesson, dont l'esprit rapide comprit sur-le-champ le danger des accusés, ne perd pas un moment à délibérer; elle sonne, donne l'ordre de mettre ses chevaux et demande une robe.
– Mais vous êtes malade, mon amie!.. vous souffrez cruellement… vous ne pouvez aller à Paris… Je ne vous demandais qu'un billet pour madame Bonaparte!
– Un billet n'est point assez éloquent lorsqu'il s'agit de la vie d'un homme, lui répondit madame de Montesson… Il faut que je voie non-seulement Joséphine, mais l'Empereur!..
– Mais vous avez la fièvre! s'écrie madame de La Tour, qui venait de serrer sa main.
– Eh bien! je n'en parlerai que mieux et plus vivement, dit-elle en souriant et en montrant des dents encore superbes…
Et une demi-heure n'était pas encore écoulée depuis l'entrée de madame de La Tour dans sa chambre, qu'elle était sur le chemin de Saint-Cloud.
En arrivant, elle fut aussitôt introduite auprès de Joséphine; elle lui demanda avec instance, avec larmes, la grâce de MM. de Polignac et de M. de Rivière46.
– Hélas! répondit Joséphine, que puis-je pour eux?
– Tout! dit avec force madame de Montesson; car vous avez un motif puissant pour exiger de l'Empereur qu'il vous accorde les trois têtes qu'il veut faire tomber. C'est sa propre gloire que vous voulez sauver avec elles!.. Que veut-il?.. être roi!.. Eh bien! veut-il aussi que nos vœux, qui seront toujours pour lui, soient refoulés dans nos cœurs par cet acte de cruauté?.. Veut-il que les marches du trône où il monte soient teintes du sang innocent?..
– Mais ils sont coupables! dit doucement Joséphine.
– Non, ils ne sont pas coupables! dit madame de Montesson, avec une force que lui donnait la fièvre qu'elle avait et l'émotion de son âme. Non, ils ne sont pas coupables!.. Quels serments ont-ils prêtés?.. quelle est la foi jurée qu'ils ont violée?.. Toujours fidèles à leur souverain, ils sont rentrés en France pour ses intérêts; c'est vrai… Eh bien! qu'on les surveille… qu'on les enferme… Mais pas de mort!.. pas de sang versé!.. Mon Dieu! la France n'en a-t-elle pas assez vu couler?..
Et, tout épuisée de l'effort qu'elle venait de faire, elle retomba sur le canapé d'où elle s'était levée, entraînée par son agitation.
– Calmez-vous, lui dit Joséphine en l'embrassant, vous me faites rougir de mes craintes. Je parlerai… Bonaparte m'entendra… et je vous jure qu'il faudra qu'il me donne la grâce de MM. de Polignac, ou je n'aurai plus d'affection pour lui. Vous m'ouvrez les yeux!.. Sans doute, ils ne sont pas aussi coupables que ce Moreau!..
– Oh! lui, je vous l'abandonne!.. quoiqu'à vrai dire, il faudrait que la première action de votre héros, dans la route nouvelle que sa gloire lui a frayée, fût tout entière grande et généreuse. Ah! Joséphine! la clémence est si belle dans un souverain!..
– Je vous promets de faire tout ce que je ferais pour sauver mon frère… Reposez-vous sur moi.
– Ne pourrais-je le voir? demanda madame de Montesson.
– Je vais le savoir, dit Joséphine avec empressement, et peut-être charmée d'avoir un auxiliaire aussi puissant avec elle.
Elle revint au bout de quelques minutes l'air tout abattu. – Je ne puis le voir moi-même, dit-elle… Partez; mais comptez sur moi.
Madame de Montesson revint à Romainville dans un état digne de pitié. Sa fièvre avait redoublé par la crainte de ne pas réussir, et de rapporter une parole de mort dans cette famille désolée47, au lieu de la joie qu'elle lui avait promise… En arrivant, elle vit accourir madame de La Tour et sa fille. – Espérez!..«leur cria-t-elle du plus loin qu'elle put se faire entendre. Il lui semblait que cette espérance ne serait pas vaine…
On a dit une foule de versions sur cette affaire de MM. de Polignac; le fait réel est celui que je raconte. On a mis sur le compte de Murat, de Savary, de l'impératrice, le salut des accusés. Ce fut madame de Montesson, ce fut elle qui sauva M. de Polignac, M. de Rivière et M. d'Hozier48. Murat, qui alors était gouverneur de Paris, dit seulement à l'Empereur: Soyez clément, et vous sèmerez pour recueillir.
Mais