Le réseau avait son origine près du Gebel-Silsiléh, et courait jusqu’à la mer sans s’écarter du fleuve, si ce n’est une fois près de Béni-Souef, pour jeter un de ses bras dans la direction du Fayoum. Il franchissait la montagne près d’Illahoun, par une gorge étroite et sinueuse, approfondie peut-être à main d’homme, et se ramifiant en patte d’oie ; les eaux, après avoir arrosé le canton, s’écoulaient, les plus proches dans le Nil, par la route même qui les avait amenées ; les autres, dans plusieurs lacs sans issue, dont le plus grand s’appelle aujourd’hui Birkét-Qéroun. S’il fallait en croire Hérodote, les choses ne se seraient point passées aussi simplement. Le roi Mœris aurait voulu établir au Fayoum un réservoir destiné à corriger les irrégularités de l’inondation ; on l’appelait, d’après lui, le lac Mœris. La crue était-elle insuffisante ? L’eau, emmagasinée dans ce bassin, puis relâchée au fur et à mesure que le besoin s’en faisait sentir, maintenait le niveau à hauteur convenable sur toute la moyenne Égypte et sur les régions occidentales du Delta. L’année d’après, si la crue s’annonçait trop forte, le Mœris en recevait le surplus et le gardait jusqu’au moment où le fleuve commençait à baisser. Deux pyramides, couronnées chacune d’un colosse assis, représentant le roi fondateur et sa femme, se dressaient au milieu du lac. Voilà le récit d’Hérodote : il a singulièrement embarrassé les ingénieurs et les géographes. Comment en effet trouver dans le Fayoum un emplacement convenable pour un bassin qui n’avait pas moins de quatre-vingt-dix milles de pourtour ? La théorie la plus accréditée de nos jours est celle de Linant, d’après laquelle le Mœris aurait occupé une dépression de terrain le long de la chaîne libyque, entre Illahoun et Médinéh ; mais les explorations les plus récentes ont montré que les digues assignées pour limites à ce prétendu réservoir sont modernes et n’ont peut-être pas deux siècles de durée. Je ne crois plus à l’existence du Mœris. Si Hérodote a jamais visité le Fayoum, cela a dû être pendant l’été, au temps du haut Nil, quand le pays entier offre l’aspect d’une véritable mer. Il a pris pour la berge d’un lac permanent les levées qui divisent les bassins et font communiquer les villes entre elles. Son récit, répété par les écrivains anciens, a été accepté par nos contemporains, et Égypte, qui n’en pouvait mais, a été gratifiée après coup d’une œuvre gigantesque, dont l’exécution aurait été le vrai titre de gloire de ses ingénieurs, si elle avait jamais existé. Les seuls travaux qu’ils aient entrepris en ce genre ont de moindres prétentions ; ce sont des barrages en pierre élevés à l’entrée de plusieurs des Ouadys qui descendent des montagnes jusque dans la vallée. L’un des plus importants a été signalé en 1885 par le docteur Schweinfurth, à sept kilomètres au sud-est des bains d’Hélouan, au débouché de l’Ouady Guerraouî.
Il servait à deux fins, d’abord à emmagasiner de l’eau pour les ouvriers qui exploitaient les carrières d’albâtre cristallin d’où sont sortis les blocs les plus grands des pyramides de Gizéh, puis à retenir les torrents qui se forment parfois dans le désert à la suite des pluies de l’hiver et du printemps. Le ravin qu’il fermait a soixante-six mètres de large et douze ou quinze, mètres de hauteur moyenne. Trois couches successives d’une épaisseur totale de quarante-cinq mètres avaient été jugées suffisantes : en aval, une masse d’argile et de débris tirés des berges (À), puis un amas de gros blocs calcaires, enfin un mur de pierre de taille, dont les assises, disposées en retraite l’une sur l’autre, simulaient une sorte d’escalier monumental (B). Trente-deux degrés subsistent encore, sur trente-cinq qu’il y avait primitivement, et un quart environ du barrage s’est maintenu dans le voisinage de chacune des berges ; le torrent a balayé la partie du milieu.
Une digue analogue avait transformé le fond de l’Ouady Gennéh en un petit lac ou les mineurs du Sinaï venaient s’approvisionner d’eau. La plupart des localités d’où l’Égypte tirait ses métaux et ses pierres de choix étaient d’accès malaisé et n’auraient été d’aucun profit, si on n’avait eu soin d’en faciliter les avenues et d’en rendre le séjour moins insupportable par des travaux de ce genre. Pour aller chercher le diorite et le granit gris de l’Ouady Hammamât, les Pharaons avaient jalonné la route de citernes taillées dans le roc. Quelques maigres sources, captées habilement et recueillies dans des réservoirs, avaient permis d’établir des villages entiers d’ouvriers aux carrières et aux mines d’or ou d’émeraude des bords de la mer Rouge ; des centaines d’engagés volontaires, d’esclaves ou de criminels condamnés par les tribunaux y vivaient misérablement, sous le bâton d’une dizaine de chefs de corvée, et sous la surveillance brutale d’une compagnie de soldats mercenaires, libyens ou nègres. La moindre révolution en Égypte, une guerre malheureuse, un changement de règne troublé, compromettait l’existence factice de ces établissements : les ouvriers désertaient, les Bédouins harcelaient la colonie, les garde-chiourme s’impatientaient et rentraient dans la vallée du Nil, et l’exploitation cessait de se faire régulièrement.
Aussi, les pierres de choix qu’on ne trouvait qu’au désert, le diorite, le basalte, le granit noir, le porphyre, les brèches vertes ou jaunes, n’étaient-elles pas d’usage fréquent en architecture ; comme il fallait mettre sur pied, pour les avoir, de véritables expéditions de soldats et d’ouvriers, on les réservait aux sarcophages et aux statues de prix. Les carrières de calcaire, de grès, d’albâtre, de granit rose, qui ont fourni les matériaux des temples et des monuments funéraires, étaient toutes dans la vallée et d’abord facile. Quand la veine qu’on avait résolu d’attaquer courait dans une des couches basses de la montagne, on y creusait des couloirs et des chambres qui s’enfoncent parfois assez loin. Des piliers carrés, ménagés d’espace en espace, soutenaient le plafond, et des stèles, gravées aux endroits les plus apparents, apprenaient à la postérité le nom du roi et des ingénieurs qui avaient commencé ou repris les travaux. Plusieurs de ces carrières épuisées ou abandonnées ont été transformées en chapelles ; ainsi le Spéos-Artemidos, que Thoutmos III et Séti Ier consacrèrent à la déesse locale Pakhit.
Les plus importantes de celles qui donnaient le calcaire sont à Tourah et à Massarah, presque en face de Memphis. La pierre en était très recherchée des sculpteurs et des architectes ; elle se prête merveilleusement à toutes les délicatesses du ciseau, durcit à l’air et se revêt d’une patine dont les tons crémeux reposent l’œil. Les gisements de grès les plus vastes étaient à Silsilis, et on les exploitait à ciel ouvert.
Ils offrent des escarpements de quinze à seize mètres, quelquefois dressés à pic dans toute leur hauteur, quelquefois divisés en étages où l’on arrive au moyen d’escaliers à peine assez larges pour un seul homme. Les parois en sont couvertes de stries parallèles, tantôt horizontales, tantôt inclinées alternativement de gauche à droite ou de droite à gauche, de manière à former des lignes de chevrons très obtus, et serrées, comme en un cadre rectangulaire, entre des rainures larges de trois ou quatre centimètres, longues de deux ou même de trois mètres ; ce sont les cicatrices de l’outil antique, et elles nous montrent comment les Égyptiens s’y prenaient pour détacher les blocs. On les dessinait sur place à l’encre rouge, quelquefois en la forme qu’ils devaient avoir dans l’édifice projeté ; les membres de la commission d’Égypte copièrent dans les carrières du Gebel Abou-Fôdah les épures et la mise au carreau de plusieurs chapiteaux, un lotiforme, les autres à tête d’Hathor.
Ce premier travail achevé, on séparait les faces verticales à l’aide d’un long ciseau en fer qu’on enfonçait perpendiculairement ou obliquement à grands coups de maillet ; pour détacher les faces horizontales, on se servait uniquement de coins en bois ou en bronze, disposés dans le sens des couches de la montagne. Les blocs recevaient souvent une première façon sur le lit ; on voit à Syène un obélisque de granit, à Tehnéh des fûts de colonne à demi dégagés. Le transport s’opérait de diverses manières. À Syène, à Silsilis, au Gebel Sheikh Haridi, au Gebel Abou-Fôdah, les carrières sont baignées littéralement par les flots du Nil et la pierre descend presque directement de sa place aux chalands. À Kasr-es-Sayad, à Tourah, dans les localités éloignées de la rive, des canaux creusés exprès amenaient les barques jusqu’au pied de la montagne. Où l’on devait