»Vous pourriez me demander aussi pourquoi votre correspondant ne m’a pas mis en scène tout d’abord. Rien ne l’empêchait de vous écrire à San-Francisco que madame Crozon avait eu deux amants au lieu d’un. Vous étiez certes bien capable d’en tuer deux. Mais, voilà: cet homme, il y a trois mois, ne s’occupait pas encore de moi. La haine qu’il me porte a une origine toute récente.
– Vous le connaissez donc! s’écria le baleinier.
– Je crois le connaître, mais je n’ai pas encore une certitude absolue. Il ne m’a jamais écrit. Il faut donc que je me procure quelques lignes de son écriture, et cela demande un certain temps, car j’ai peu d’occasions de le rencontrer. Dans un cas comme celui-ci, il ne faut rien brusquer, afin d’éviter les fausses démarches. Accordez-moi un délai et laissez-moi manœuvrer à ma guise. Je suis sûr de réussir, et je forcerai ce vilain monsieur à confesser devant vous qu’il a menti.
Crozon se taisait. On lisait sur son visage qu’il hésitait encore entre le doute et la confiance. Ce fut la confiance qui l’emporta.
– Eh bien! dit-il brusquement, prenez cette lettre. Il vaut mieux que vous l’ayez en poche pour convaincre ce bandit aussitôt que vous aurez une preuve. Je m’en rapporte à vous pour agir vite. Le jour où vous me démontrerez qu’il a calomnié ma femme, vous me rendrez à la vie.
Cette fois, Nointel ne se fit pas prier pour accepter le papier que le marin lui offrait, car il sentait que l’offre était faite sans arrière-pensée. Il serra la prose de don José Simancas dans son portefeuille qui devenait un magasin de pièces à conviction, car il contenait déjà le bouton de manchette trouvé par madame Majoré, et pour reconnaître le procédé de M. Crozon, il lui dit:
– Maintenant, mon cher camarade, que tous les malentendus sont éclaircis, je puis bien accepter, si elle vous agrée, la proposition que M. Bernache m’a faite dans un moment où je n’étais pas disposé à me soumettre à des épreuves, par esprit de conciliation. Vous plaît-il de me présenter à madame Crozon? Je suis prêt à vous accompagner chez elle.
Le marin pâlit, mais c’était de joie. Nointel allait au-devant d’un désir que le jaloux, presque réconcilié, n’osait pas exprimer, mais qui lui tenait fort au cœur, car il répondit d’une voix émue:
– Merci. Vous êtes un brave homme. Vous avez deviné que je n’étais pas encore tout à fait guéri. Venez.
À vrai dire, Nointel se serait fort bien passé d’aller voir madame Crozon, et s’il avait offert au marin de lui fournir cette preuve d’innocence, c’était par esprit de charité, car une présentation faite dans de pareilles conditions ne lui souriait pas du tout. Mais il prenait en pitié les souffrances de ce pauvre jaloux et surtout celles de sa malheureuse femme. Il se disait qu’après cette épreuve décisive, le baleinier se calmerait définitivement et qu’il renoncerait à l’idée féroce de massacrer la mère et l’enfant. Et puis, il pensait qu’un jour pourrait venir où l’ami de Gaston Darcy se féliciterait d’avoir ses entrées chez la sœur de Berthe Lestérel. Il espérait y apprendre par la suite des choses qu’il ignorait, y recueillir de nouveaux renseignements qui l’aideraient à défendre la touchante prisonnière de Saint-Lazare. Mais que de précautions à prendre, que de ménagements à garder pour servir la cause de la cadette sans nuire à l’aînée! Le capitaine ne se dissimulait point les difficultés de cette situation nouvelle, et il les abordait gaiement. La diplomatie ne l’effrayait pas plus que la guerre.
Crozon, lui, n’avait pas l’esprit si dégagé des préoccupations sombres. Il était à peu près dans l’état d’un homme tombé à l’eau qui vient de prendre pied tout à coup au moment où la respiration allait lui manquer. Il se sentait soulagé, mais il n’était pas encore bien sûr de son point d’appui, et il craignait de retomber au fond. Cependant, il se reprenait à espérer, et il commençait à entrevoir la possibilité d’un dénouement heureux, et comme ce furieux était, en dépit de ses travers, un excellent homme, il lui tardait de pouvoir embrasser sa femme et son ancien camarade, suivant le conseil que venait de lui donner un peu prématurément l’ami Bernache.
Il était au comble de la joie, ce brave Bernache, et il bénissait du plus profond de son cœur le capitaine qui avait si victorieusement prêché la paix.
Et, en vérité, il eût été difficile de mieux plaider que ne l’avait fait Nointel. Bien des avocats auraient envié sa dialectique serrée et ses procédés adroits. Ce n’était pas du métier, c’était du tact, de la connaissance du cœur humain, autant de qualités qu’on acquiert ailleurs qu’au barreau, et qui ne sont pas très rares chez les militaires intelligents. Il avait eu d’autant plus de mérite à discourir si habilement qu’il ne pensait qu’une partie de ce qu’il disait. Ainsi, il était sincère en affirmant que le correspondant anonyme dénonçait des ennemis dont il avait intérêt à se défaire par la main du baleinier. Sur ce point, il ne lui restait plus de doutes, depuis qu’il savait que le dénonciateur était Simancas. Mais il parlait contre sa propre conviction quand il soutenait que madame Crozon n’avait jamais manqué à ses devoirs, car il pensait, au contraire, qu’elle avait été la maîtresse du Polonais et qu’un enfant était résulté de cette liaison. C’était là le côté faible de la défense, et le capitaine-avocat avait fait un prodige en obtenant du mari-juge un acquittement provisoire.
Mais ce succès n’était rien au prix de celui qu’il venait de remporter en se faisant remettre, sans la demander, la lettre de don José. Il le tenait maintenant, ce Péruvien scélérat, et il se promettait de ne pas le ménager. Il apercevait tous les fils de la trame ourdie par le drôle qui avait d’abord prémédité de faire tuer Golymine par M. Crozon, et qui, délivré tout à coup de Golymine, s’était retourné contre Nointel, parce qu’il voulait empêcher Nointel de s’introduire chez la marquise. Ce coquin considérait madame de Barancos comme une mine d’or qu’il voulait exploiter à son profit, et il ne tolérait pas qu’un étranger vînt gêner ses travaux en rôdant autour de son filon.
– L’affaire était bien montée, se disait le capitaine en descendant l’escalier du cercle entre le baleinier et le mécanicien. Simancas m’a écrit que la marquise ne recevait pas aujourd’hui, parce qu’il voulait que Crozon me trouvât au cercle. À l’heure qu’il est, il se congratule d’avoir si finement manœuvré, et il espère bien apprendre demain que j’ai emboursé un bon coup d’épée, un coup définitif. Il ne se doute pas qu’il vient de me fournir un moyen de l’exterminer, et il ne s’attend guère au réveil que je lui réserve.
Un fiacre attendait à la porte, le fiacre qui devait conduire sur le terrain les deux adversaires et leurs témoins. Nointel ne put s’empêcher de sourire en y montant, car il y trouva tout un arsenal, une boîte de pistolets, une paire de fleurets démouchetés et deux sabres d’une longueur démesurée.
– Diable! dit-il au marin qui prit place à côté de lui, je vois que l’un de nous deux n’en serait pas revenu. Franchement, mon cher, nous avons bien fait de nous expliquer. Mourir de la main d’un camarade, c’eût été trop dur. Et nous aurons une bien meilleure occasion d’en découdre quand j’aurai découvert le gueux qui vous a écrit. Nous le tuerons, hein?
– C’est moi qui le tuerai, grommela Crozon.
– Ou moi. J’ai autant de droits que vous