Crozon hésita encore un peu, puis il tira brusquement un papier de sa poche, et il le tendit à Nointel, qui éprouva, en y jetant les yeux, la sensation la plus vive qu’il eût ressentie depuis la mort de Julia d’Orcival.
Les écritures n’ont pas toujours un caractère particulier qui saute aux yeux tout d’abord. Par exemple, les cursives usitées dans le commerce se ressemblent toutes; les anglaises allongées aussi, ces anglaises que les jeunes filles apprennent au pensionnat. Mais celle de la lettre anonyme était très grosse, très espacée et très régulière, une écriture du bon vieux temps. Nointel n’eut qu’à la regarder pour constater qu’elle ne lui était pas inconnue; seulement, il ne se rappelait pas encore où ni quand il l’avait vue.
– Eh bien? lui demanda Crozon.
– Eh bien, répondit-il sans se départir de son calme, je ne puis pas vous nommer immédiatement l’auteur de cette lettre, mais je suis à peu près certain que je saurai bientôt de qui elle est, surtout si vous permettez que je la lise.
– Lisez… lisez tout haut. Je n’ai pas de secrets pour Bernache.
Le capitaine prit le papier que Crozon lui tendait et lut lentement, posément, comme un homme qui se recueille pour rassembler ses souvenirs.
La lettre était ainsi conçue:
«L’ami qui vous écrit regrette de ne pas être encore en mesure de vous apprendre où se trouve l’enfant dont votre femme est accouchée secrètement, il y a six semaines. Cet enfant a été confié par elle à une nourrice qui a changé de domicile au moment où celui qui la cherche pour vous rendre service était sur le point de la découvrir. La mère a sans doute eu vent des recherches, et elle s’est arrangée de façon à les empêcher d’aboutir. La nourrice a été avertie, et elle a su se dérober. Mais on est sûr qu’elle n’a pas quitté Paris, et on la trouvera.»
– Convenez, dit Nointel, convenez que s’il dit la vérité, votre correspondant est un sinistre coquin. Dénoncer une femme coupable, c’est lâche, c’est ignoble; mais enfin il peut prétendre que son devoir l’oblige à éclairer un ami trompé. Rien ne l’oblige à vous livrer l’enfant. S’il connaît votre caractère, il doit penser que vous le tuerez, ce pauvre petit être qui est assurément fort innocent. Il tient donc à vous pousser à commettre un crime.
– Faites-moi grâce de vos réflexions, interrompit le baleinier, plus ému qu’il ne voulait le paraître.
– Si tel est le but que se propose cet homme, reprit le capitaine, cet homme mériterait d’être envoyé au bagne, et je me chargerais volontiers de lui faciliter le voyage de Nouméa. Mais je crois qu’il se vante, je crois qu’il ment. Il n’a pas trouvé l’enfant, parce que l’enfant n’existe pas. Il a inventé cette histoire à seule fin de vous entretenir dans un état d’irritation dont il compte bien tirer parti. Quels sont ses projets? Je n’en sais rien encore, mais je soupçonne qu’il veut vous employer à le débarrasser de quelqu’un qui le gêne.
– Lisez! mais lisez donc!
– M’y voici:
«En attendant qu’il puisse vous montrer la preuve vivante de la trahison de votre femme, l’ami tient aujourd’hui la promesse qu’il vous a faite de vous désigner l’amant, ou plutôt les amants, car il y en a eu deux.»
– S’il continue, il finira par en découvrir une douzaine, dit railleusement Nointel.
Et, comme il vit que ce commentaire n’était pas du goût de Crozon, il reprit:
«Le premier, celui qui l’a détourné de ses devoirs, et qui a été le père de cet enfant, était un aventurier polonais, nommé Wenceslas Golymine. Cet homme prétendait être noble, et s’attribuait le titre de comte. Il vivait dans le grand monde et il dépensait beaucoup d’argent, mais il n’a jamais été qu’un chevalier d’industrie.»
À ce passage, le capitaine s’arrêta court, non parce que l’indication l’étonnait – il avait toujours pensé que les lettres rendues par Julia à mademoiselle Lestérel étaient du pendu – mais parce que la mémoire, aidée par cette indication, lui revenait tout à coup. Il se souvenait que l’écriture, cette belle écriture du dix-huitième siècle, était précisément celle du billet qu’il avait reçu un quart d’heure auparavant, du billet où don José Simancas l’informait que la marquise de Barancos ne recevait pas ce jour-là.
Il avait en poche la pièce de comparaison, et un autre que lui n’aurait pas manqué de l’exhiber et de signaler au mari une similitude qui ne laissait aucun doute sur la véritable personnalité du dénonciateur anonyme. Mais Nointel, en cette occurrence, montra un sang-froid et une présence d’esprit extraordinaires. Il ne lui fallut qu’une seconde pour envisager toutes les conséquences d’une déclaration immédiate: Crozon se lançant aussitôt à la poursuite du Péruvien, le sommant de fournir des preuves, en un mot, cassant les vitres, pataugeant brutalement à travers les combinaisons du capitaine, le tout au détriment du succès de l’enquête si bien commencée. Il ne lui fallut qu’une seconde pour se dire que mieux valait cent fois garder pour lui seul le secret de cette découverte qui lui fournissait justement un moyen d’action sur Simancas, tenir ce gredin sous la menace de dévoiler ses manœuvres honteuses, puis, quand le moment serait venu d’en finir avec lui, le livrer au bras séculier de Crozon, en démontrant à ce mari peu commode que son correspondant n’était qu’un vil calomniateur. Et il eut la force de se taire, de sourire, et de s’écrier:
– Parbleu! le drôle qui vous écrit a d’excellentes raisons pour dénoncer le comte Golymine. Ce personnage ne peut plus le démentir, car il s’est suicidé la semaine dernière.
– Oui, la veille de mon arrivée à Paris, dit le baleinier, et le lendemain, ma femme a eu une attaque de nerfs en apprenant qu’il était mort. Continuez, je vous prie.
Nointel se disait:
– Je crois que j’aurai de la peine à lui persuader que madame Crozon est immaculée, mais ce n’est pas là que je veux en venir.
Et il se remit à lire:
«Le soi-disant comte Golymine a été obligé, il y a quelques mois, de quitter la France pour fuir ses créanciers, et ses relations avec votre femme ont cessé à cette époque. Elles ne se sont pas renouées lorsqu’il est rentré à Paris, où il vient de finir, comme finissent tous ses pareils, en se donnant volontairement la mort.
– Comme finissent tous ses pareils! pensait Nointel; écrite par cet escroc d’outre-mer, la phrase est un chef-d’œuvre.
– Lisez jusqu’au bout, tonna le marin.
– Très volontiers, répondit doucement le capitaine.
«Elles ne se sont pas renouées parce que votre femme avait pris un autre amant.
– Bon! je commence à comprendre.
«Cet amant a mis autant de soin à cacher sa liaison que le Polonais en avait mis à afficher la sienne.
– Bien trouvé, cela!
«L’ami qui vous écrit…
Il tient à sa formule.
«L’ami qui vous écrit a eu beaucoup de peine à la découvrir.
– Je le crois aisément.
«Cependant, il y est parvenu, et maintenant il est sûr de son fait.
– Je suis curieux de savoir comment il s’y est pris pour acquérir cette certitude… Mais il ne s’explique pas sur ce point.
«Il s’empresse donc de vous nommer l’homme qui vous a déshonoré. C’est un ancien officier de cavalerie. Il a