– Et sur notre amour?
– Sur notre amour et sur notre salut éternel!
– Je te crois, Consuelo; car ce serait la première fois de ta vie que tu ferais un mensonge.
– Et maintenant m’expliqueras-tu…?
– Je ne t’expliquerai rien. Peut-être faudra-t-il bientôt que je me fasse comprendre… Ah! quand ce moment sera venu, tu ne m’auras déjà que trop compris. Malheur! malheur à nous deux le jour où tu sauras ce que je souffre maintenant!
– Ô mon Dieu, de quel affreux malheur sommes-nous donc menacés? Hélas! c’est donc sous le coup de je ne sais quelle malédiction que nous devions rentrer dans cette pauvre chambre, où nous n’avions eu jusqu’à présent aucun secret l’un pour l’autre! Quelque chose me disait bien, quand je suis sortie ce matin, que j’y rentrerais la mort dans l’âme. Qu’ai-je donc fait pour ne pas jouir d’un jour qui semblait si beau? N’ai-je pas prié Dieu ardemment et sincèrement? N’ai-je pas éloigné de moi toute pensée d’orgueil? N’ai-je pas chanté le mieux qu’il m’a été possible? N’ai-je pas souffert de l’humiliation de la Clorinda? N’ai-je pas obtenu du comte, sans qu’il s’en doutât et sans qu’il puisse se dédire, la promesse qu’elle serait engagée comme seconda donna avec nous? Qu’ai-je donc fait de mal, encore une fois, pour souffrir les douleurs que tu m’annonces, et que je ressens déjà, puisque, toi, tu les éprouves?
– En vérité, Consuelo, tu as eu la pensée de faire engager la Clorinda?
– J’y suis résolue, si le comte est un homme de parole. Cette pauvre fille a toujours rêvé le théâtre, elle n’a pas d’autre existence devant elle.
– Et tu crois que le comte renverra la Rosalba, qui sait quelque chose, pour la Clorinda, qui ne sait rien?
– La Rosalba suivra la fortune de sa sœur Corilla, et quant à la Clorinda, nous lui donnerons des leçons, nous lui apprendrons à tirer le meilleur parti de sa voix, qui est jolie. Le public sera indulgent pour une aussi belle fille. D’ailleurs, quand même je n’obtiendrais son admission que comme troisième femme, ce serait toujours une admission, un début dans la carrière, un commencement d’existence.
– Tu es une sainte, Consuelo. Tu ne vois pas que cette pécore, en acceptant tes bienfaits, et quoiqu’elle dût s’estimer trop heureuse d’être troisième ou quatrième femme, ne te pardonnera jamais d’être la première?
– Qu’importe son ingratitude? Va, j’en sais long déjà sur l’ingratitude et les ingrats!
– Toi? dit Anzoleto en éclatant de rire et en l’embrassant avec son ancienne effusion de frère.
– Oui, répondit-elle, enchantée de l’avoir distrait de ses soucis; j’ai eu jusqu’à présent toujours devant les yeux, et j’aurai toujours gravé dans l’âme, l’image de mon noble maître Porpora. Il lui est échappé bien souvent devant moi des paroles amères et profondes qu’il me croyait incapable de comprendre; mais elles creusaient bien avant dans mon cœur, et elles n’en sortiront jamais. C’est un homme qui a bien souffert, et que le chagrin dévore. Par lui, par sa tristesse, par ses indignations concentrées, par les discours qui lui ont échappé devant moi, il m’a appris que les artistes sont plus dangereux et plus méchants que tu ne penses, mon cher ange; que le public est léger, oublieux, cruel, injuste; qu’une grande carrière est une croix lourde à porter, et la gloire une couronne d’épines! Oui, je sais tout cela; et j’y ai pensé si souvent, et j’ai tant réfléchi là-dessus, que je me sens assez forte pour ne pas m’étonner beaucoup et pour ne pas trop me laisser abattre quand j’en ferai l’expérience par moi-même. Voilà pourquoi tu ne m’as pas vue trop enivrée aujourd’hui de mon triomphe; voilà pourquoi aussi je ne suis pas découragée en ce moment de tes noires pensées. Je ne les comprends pas encore; mais je sais qu’avec toi, et pourvu que tu m’aimes, je pourrai lutter avec assez de force pour ne pas tomber dans la haine du genre humain, comme mon pauvre maître, qui est un noble vieillard et un enfant malheureux.»
En écoutant parler son amie, Anzoleto reprit aussi son courage et sa sérénité. Elle exerçait sur lui une grande puissance, et chaque jour il découvrait en elle une fermeté de caractère et une droiture d’intentions qui suppléait à tout ce qui lui manquait à lui-même. Les terreurs que la jalousie lui avait inspirées s’effacèrent donc de son souvenir au bout d’un quart d’heure d’entretien avec elle; et quand elle le questionna de nouveau, il eut tellement honte d’avoir soupçonné un être si pur et si calme, qu’il donna d’autres motifs à son agitation.
Je n’ai qu’une crainte, lui dit-il, c’est que le comte ne te trouve tellement supérieure à moi, qu’il ne me juge indigne de paraître à côté de toi devant le public. Il ne m’a pas fait chanter ce soir, quoique je m’attendisse à ce qu’il nous demanderait un duo. Il semblait avoir oublié jusqu’à mon existence. Il ne s’est même pas aperçu qu’en t’accompagnant, je touchais assez joliment le clavecin. Enfin, lorsqu’il t’a signifié ton engagement, il ne m’a pas dit un mot du mien. Comment n’as-tu pas remarqué une chose aussi étrange?
– La pensée ne m’est pas venue qu’il lui fût possible de vouloir m’engager sans toi. Est-ce qu’il ne sait pas que rien ne pourrait m’y décider, que nous sommes fiancés, que nous nous aimons? Est-ce que tu ne le lui as pas dit bien positivement?
– Je lui ai dit; mais peut-être croit-il que je me vante, Consuelo.
– En ce cas je me vanterai moi-même de mon amour, Anzoleto; je lui dirai tout cela si bien qu’il n’en doutera pas. Mais tu t’abuses, mon ami; le comte n’a pas jugé nécessaire de te parler de ton engagement, parce que c’est une chose arrêtée, conclue, depuis le jour où tu as chanté chez lui avec tant de succès.
– Mais non signé! Et le tien sera signé demain: il te l’a dit!
– Crois-tu que je signerai la première? Oh! non pas! Tu as bien fait de me mettre sur mes gardes. Mon nom ne sera écrit qu’au bas du tien.
– Tu me le jures?
– Oh! fi! Vas-tu encore me faire faire des serments pour une chose que tu sais si bien? Vraiment, tu ne m’aimes pas ce soir, ou tu veux me faire souffrir; car tu fais semblant de croire que je ne t’aime point.»
À cette pensée, les yeux de Consuelo se gonflèrent, et elle s’assit avec un petit air boudeur qui la rendit charmante.
Au fait, je suis un fou, un sot, pensa Anzoleto. Comment ai-je pu penser un instant que le comte triompherait d’une âme si pure et d’un amour si complet? Est-ce qu’il n’est pas assez expérimenté pour voir du premier coup d’œil que Consuelo n’est pas son fait; et aurait-il été assez généreux ce soir pour me faire monter dans la gondole à sa place, s’il n’eût connu pertinemment qu’il y jouerait auprès d’elle le rôle d’un fat ridicule? Non, non; mon sort est assuré, ma position inexpugnable. Que Consuelo lui plaise, qu’il l’aime, qu’il la courtise, tout cela ne servira qu’à avancer ma fortune; car elle saura bien obtenir de lui tout ce qu’elle voudra sans s’exposer. Consuelo en saura vite plus que moi sur ce chapitre. Elle est forte, elle est prudente. Les prétentions du cher comte tourneront à mon profit et à ma gloire.»
Et, abjurant complètement tous ses doutes, il se jeta aux pieds de son amie, et se livra à l’enthousiasme passionné qu’il éprouvait pour la première fois, et que depuis quelques-heures la jalousie comprimait en lui.
Ô ma belle! ô ma sainte! ô ma diablesse! ô ma reine! s’écria-t-il, pardonne-moi d’avoir pensé à moi-même au lieu de me prosterner devant toi pour t’adorer, ainsi que j’aurais dû le faire en me retrouvant seul avec toi dans cette chambre! J’en suis sorti ce matin en te querellant. Oui, oui, je devrais n’y être rentré qu’en me traînant sur mes genoux! Comment peux-tu aimer encore et sourire à une brute telle que moi? Casse-moi ton éventail sur la figure, Consuelo. Mets ton