– Oui, Sire, il y est retourné, mais volontairement cette fois, répondit le grand maître de police.
Et il ajouta, en baissant un peu la voix :
– Il fut un temps, Sire, où, quand on allait en Sibérie, on n’en revenait pas !
– Eh bien, moi vivant, la Sibérie est et sera un pays dont on revient !
Le czar avait le droit de prononcer ces paroles avec une véritable fierté, car il a souvent montré, par sa clémence, que la justice russe savait pardonner.
Le grand maître de police ne répondit rien, mais il était évident qu’il n’était pas partisan des demi-mesures. Selon lui, tout homme qui avait passé les monts Ourals entre les gendarmes ne devait plus jamais les franchir. Or, il n’en était pas ainsi sous le nouveau règne, et le grand maître de police le déplorait sincèrement ! Comment ! plus de condamnation à perpétuité pour d’autres crimes que les crimes de droit commun ! Comment ! des exilés politiques revenaient de Tobolsk, d’Iakoutsk, d’Irkoutsk ! En vérité, le grand maître de police, habitué aux décisions autocratiques des ukases qui jadis ne pardonnaient pas, ne pouvait admettre cette façon de gouverner ! Mais il se tut, attendant que le czar l’interrogeât de nouveau.
Les questions ne se firent pas attendre.
– Ivan Ogareff, demanda le czar, n’est-il pas rentré une seconde fois en Russie après ce voyage dans les provinces sibériennes, voyage dont le véritable but est resté inconnu ?
– Il y est rentré.
– Et, depuis son retour, la police a perdu ses traces ?
– Non, Sire, car un condamné ne devient véritablement dangereux que du jour où il a été gracié !
Le front du czar se plissa un instant. Peut-être le grand maître de police put-il craindre d’avoir été trop loin, – bien que son entêtement dans ses idées fût au moins égal au dévouement sans bornes qu’il avait pour son maître ; mais le czar, dédaignant ces reproches indirects touchant sa politique intérieure, continua brièvement la série de ses questions :
– En dernier lieu, où était Ivan Ogareff ?
– Dans le gouvernement de Perm.
– En quelle ville ?
– À Perm même.
– Qu’y faisait-il ?
– Il semblait inoccupé, et sa conduite n’offrait rien de suspect.
– Il n’était pas sous la surveillance de la haute police ?
– Non, Sire.
– À quel moment a-t-il quitté Perm ?
– Vers le mois de mars.
– Pour aller ?…
– On l’ignore.
– Et, depuis cette époque, on ne sait ce qu’il est devenu ?
– On ne le sait.
– Eh bien, je le sais, moi ! répondit le czar. Des avis anonymes, qui n’ont pas passé par les bureaux de la police, m’ont été adressés, et, en présence des faits qui s’accomplissent maintenant au-delà de la frontière, j’ai tout lieu de croire qu’ils sont exacts !
– Voulez-vous dire, Sire, s’écria le grand maître de police, qu’Ivan Ogareff a la main dans l’invasion tartare ?
– Oui, général, et je vais t’apprendre ce que tu ignores. Ivan Ogareff, après avoir quitté le gouvernement de Perm, a passé les monts Ourals. Il s’est jeté en Sibérie, dans les steppes kirghises, et, là, il a tenté, non sans succès, de soulever ces populations nomades. Il est alors descendu plus au sud, jusque dans le Turkestan libre. Là, aux khanats de Boukhara, de Khokhand, de Koundouze, il a trouvé des chefs disposés à jeter leurs hordes tartares dans les provinces sibériennes et à provoquer une invasion générale de l’empire russe en Asie. Le mouvement a été fomenté secrètement, mais il vient d’éclater comme un coup de foudre, et maintenant les voies et moyens de communication sont coupés entre la Sibérie occidentale et la Sibérie orientale ! De plus, Ivan Ogareff, altéré de vengeance, veut attenter à la vie de mon frère !
Le czar s’était animé en parlant et marchait à pas précipités. Le grand maître de police ne répondit rien, mais il se disait, à part lui, qu’au temps où les empereurs de Russie ne graciaient jamais un exilé, les projets d’Ivan Ogareff n’auraient pu se réaliser.
Quelques instants s’écoulèrent, pendant lesquels il garda le silence. Puis, s’approchant du czar, qui s’était jeté sur un fauteuil :
– Votre Majesté, dit-il, a sans doute donné des ordres pour que cette invasion fût repoussée au plus vite ?
– Oui, répondit le czar. Le dernier télégramme qui a pu passer à Nijni-Oudinsk a dû mettre en mouvement les troupes des gouvernements d’Yeniseïsk, d’Irkoutsk, d’Iakoutsk, celles des provinces de l’Amour et du lac Baïkal. En même temps, les régiments de Perm et de Nijni-Novgorod et les Cosaques de la frontière se dirigent à marche forcée vers les monts Ourals ; mais, malheureusement, il faudra plusieurs semaines avant qu’ils puissent se trouver en face des colonnes tartares !
– Et le frère de Votre Majesté, Son Altesse le grand-duc, en ce moment isolé dans le gouvernement d’Irkoutsk, n’est plus en communication directe avec Moscou ?
– Non.
– Mais il doit savoir, par les dernières dépêches, quelles sont les mesures prises par Votre Majesté et quels secours il doit attendre des gouvernements les plus rapprochés de celui d’Irkoutsk ?
– Il le sait, répondit le czar, mais ce qu’il ignore, c’est qu’Ivan Ogareff, en même temps que le rôle de rebelle, doit jouer le rôle de traître, et qu’il a en lui un ennemi personnel et acharné. C’est au grand-duc qu’Ivan Ogareff doit sa première disgrâce, et, ce qu’il y a de plus grave, c’est que cet homme n’est pas connu de lui. Le projet d’Ivan Ogareff est donc de se rendre à Irkoutsk, et là, sous un faux nom, d’offrir ses services au grand-duc. Puis, après qu’il aura capté sa confiance, lorsque les Tartares auront investi Irkoutsk, il livrera la ville, et avec elle mon frère, dont la vie est directement menacée. Voilà ce que je sais par mes rapports, voilà ce que ne sait pas le grand-duc, et voilà ce qu’il faut qu’il sache !
– Eh bien, Sire, un courrier intelligent, courageux…
– Je l’attends.
– Et qu’il fasse diligence, ajouta le grand maître de police, car permettez-moi d’ajouter, Sire, que c’est une terre propice aux rébellions que cette terre sibérienne !
– Veux-tu dire, général, que les exilés feraient cause commune avec les envahisseurs ? s’écria le czar, qui ne fut pas maître de lui-même devant cette insinuation du grand maître de police.
– Que Votre Majesté m’excuse !… répondit en balbutiant le grand maître de police, car c’était bien véritablement la pensée que lui avait suggérée son esprit inquiet et défiant.
– Je crois aux exilés plus de patriotisme ! reprit le czar.
– Il y a d’autres condamnés que les exilés politiques en Sibérie, répondit le grand maître de police.
– Les criminels ! Oh ! général, ceux-là je te les abandonne ! C’est le rebut du genre humain. Ils ne sont d’aucun pays. Mais le soulèvement, ou plutôt l’invasion n’est pas faite contre l’empereur, c’est contre la Russie, contre ce pays, que les exilés n’ont pas perdu toute espérance de revoir… et qu’ils reverront !… Non, jamais un Russe ne se liguera avec un Tartare pour affaiblir, ne fût-ce qu’une heure, la puissance moscovite !
Le czar avait