– Quant à moi, il me serait difficile de l’ignorer, puisque mon dernier télégramme est allé jusqu’à Oudinsk, fit observer Alcide Jolivet avec une certaine satisfaction.
– Et le mien jusqu’à Krasnoiarsk seulement, répondit Harry Blount d’un ton non moins satisfait.
– Alors vous savez aussi que des ordres ont été envoyés aux troupes de Nikolaevsk ?
– Oui, monsieur, en même temps qu’on télégraphiait aux Cosaques du gouvernement de Tobolsk de se concentrer.
– Rien n’est plus vrai, monsieur Blount, ces mesures m’étaient également connues, et croyez bien que mon aimable cousine en saura dès demain quelque chose !
– Exactement comme le sauront, eux aussi, les lecteurs du Daily Telegraph, monsieur Jolivet.
– Voilà ! Quand on voit tout ce qui se passe !…
– Et quand on écoute tout ce qui se dit !…
– Une intéressante campagne à suivre, monsieur Blount.
– Je la suivrai, monsieur Jolivet.
– Alors, il est possible que nous nous retrouvions sur un terrain moins sûr peut-être que le parquet de ce salon !
– Moins sûr, oui, mais…
– Mais aussi moins glissant ! répondit Alcide Jolivet, qui retint son collègue, au moment où celui-ci allait perdre l’équilibre en se reculant.
Et, là-dessus, les deux correspondants se séparèrent, assez contents, en somme, de savoir que l’un n’avait pas distancé l’autre. En effet, ils étaient à deux de jeu.
En ce moment, les portes des salles contiguës au grand salon furent ouvertes. Là se dressaient plusieurs vastes tables merveilleusement servies et chargées à profusion de porcelaines précieuses et de vaisselle d’or. Sur la table centrale, réservée aux princes, aux princesses et aux membres du corps diplomatique, étincelait un surtout d’un prix inestimable, venu des fabriques de Londres, et autour de ce chef-d’œuvre d’orfèvrerie miroitaient, sous le feu des lustres, les mille pièces du plus admirable service qui fût jamais sorti des manufactures de Sèvres.
Les invités du Palais-Neuf commencèrent alors à se diriger vers les salles du souper.
À cet instant, le général Kissoff, qui venait de rentrer, s’approcha rapidement de l’officier des chasseurs de la garde.
– Eh bien ? lui demanda vivement celui-ci, ainsi qu’il avait fait la première fois.
– Les télégrammes ne passent plus Tomsk, Sire.
– Un courrier à l’instant !
L’officier quitta le grand salon et entra dans une vaste pièce y attenant. C’était un cabinet de travail, très simplement meublé en vieux chêne, et situé à l’angle du Palais-Neuf. Quelques tableaux, entre autres plusieurs toiles signées d’Horace Vernet, étaient suspendus au mur.
L’officier ouvrit vivement la fenêtre, comme si l’oxygène eût manqué à ses poumons, et il vint respirer, sur un large balcon, cet air pur que distillait une belle nuit de juillet.
Sous ses yeux, baignée par les rayons lunaires, s’arrondissait une enceinte fortifiée, dans laquelle s’élevaient deux cathédrales, trois palais et un arsenal. Autour de cette enceinte se dessinaient trois villes distinctes, Kitaï-Gorod, Beloï-Gorod, Zemlianoï-Gorod, immenses quartiers européens, tartares ou chinois, que dominaient les tours, les clochers, les minarets, les coupoles de trois cents églises, aux dômes verts, surmontés de croix d’argent. Une petite rivière, au cours sinueux réverbérait çà et là les rayons de la lune. Tout cet ensemble formait une curieuse mosaïque de maisons diversement colorées, qui s’enchâssait dans un vaste cadre de dix lieues.
Cette rivière, c’était la Moskowa, cette ville, c’était Moscou, cette enceinte fortifiée, c’était le Kremlin, et l’officier des chasseurs de la garde, qui, les bras croisés, le front songeur, écoutait vaguement le bruit jeté par le Palais-Neuf sur la vieille cité moscovite, c’était le czar.
II. Russes et Tartares
Si le czar avait si inopinément quitté les salons du Palais-Neuf, au moment où la fête qu’il donnait aux autorités civiles et militaires et aux principaux notables de Moscou était dans tout son éclat, c’est que de graves événements s’accomplissaient alors au-delà des frontières de l’Oural. On ne pouvait plus en douter, une redoutable invasion menaçait de soustraire à l’autonomie russe les provinces sibériennes.
La Russie asiatique ou Sibérie couvre une aire superficielle de cinq cent soixante mille lieues et compte environ deux millions d’habitants. Elle s’étend depuis les monts Ourals, qui la séparent de la Russie d’Europe, jusqu’au littoral de l’océan Pacifique. Au sud, c’est le Turkestan et l’Empire chinois qui la délimitent suivant une frontière assez indéterminée ; au nord, c’est l’océan Glacial depuis la mer de Kara jusqu’au détroit de Behring. Elle est divisée en gouvernements ou provinces, qui sont ceux de Tobolsk, d’Yeniseïsk, d’Irkoutsk, d’Omsk, de Iakoutsk ; elle comprend deux districts, ceux d’Okhotsk et de Kamtschatka, et possède deux pays, maintenant soumis à la domination moscovite, le pays des Kirghis et le pays des Tchouktches.
Cette immense étendue de steppes, qui renferme plus de cent dix degrés de l’ouest à l’est, est à la fois une terre de déportation pour les criminels, une terre d’exil pour ceux qu’un ukase a frappés d’expulsion.
Deux gouverneurs généraux représentent l’autorité suprême des czars en ce vaste pays. L’un réside à Irkoutsk, capitale de la Sibérie orientale ; l’autre réside à Tobolsk, capitale de la Sibérie occidentale. La rivière Tchouna, un affluent du fleuve Yeniseï, sépare les deux Sibéries.
Aucun chemin de fer ne sillonne encore ces immenses plaines, dont quelques-unes sont véritablement d’une extrême fertilité. Aucune voie ferrée ne dessert les mines précieuses qui font, sur de vastes étendues, le sol sibérien plus riche au-dessous qu’au-dessus de sa surface. On y voyage en tarentass ou en télègue, l’été ; en traîneau, l’hiver.
Une seule communication, mais une communication électrique, joint les deux frontières ouest et est de la Sibérie au moyen d’un fil qui mesure plus de huit mille verstes de long (8536 kilomètres)[1]. À sa sortie de l’Oural, il passe par Ekaterinbourg, Kassimow, Tioumen, Ichim, Omsk, Elamsk, Kolyvan, Tomsk, Krasnoiarsk, Nijni-Oudinsk, Irkoutsk, Verkne-Nertschink, Strelink, Albazine, Blagowstenks, Radde, Orlomskaya, Alexandrowskoë, Nikolaevsk, et prend six roubles et dix-neuf kopeks par chaque mot lancé à son extrême limite[2]. D’Irkoutsk un embranchement va se souder à Kiatka sur la frontière mongole, et de là, à trente kopeks par mot, la poste transporte les dépêches à Péking en quatorze jours.
C’est ce fil, tendu d’Ekaterinbourg à Nikolaevsk, qui avait été coupé, d’abord en avant de Tomsk, et, quelques heures plus tard, entre Tomsk et Kolyvan.
C’est pourquoi le czar, après la communication que venait de lui faire pour la seconde fois le général Kissoff, n’avait-il répondu que par ces seuls mots : « Un courrier à l’instant ! »
Le czar était, depuis quelques instants, immobile à la fenêtre de son cabinet, lorsque les huissiers en ouvrirent de nouveau la porte. Le grand maître de police apparut sur le seuil.
– Entre, général, dit le czar d’une voix brève, et dis-moi tout ce que tu sais d’Ivan Ogareff.
– C’est un homme extrêmement dangereux, Sire, répondit le grand maître de police.
– Il avait rang de colonel ?
– Oui, Sire.
– C’était un officier intelligent ?
– Très