Elle s’habilla de bonne heure, en femme habituée aux travaux du matin. Le mouvement qu’elle fit en se levant m’éveilla; et je la guettai entre mes paupières à demi closes.
Elle allait, venait, sans se presser, comme étonnée de n’avoir rien à faire. Puis elle se décida à se rapprocher de la table de toilette et elle vida, en une minute, tout ce qui restait de parfums dans mes flacons. Elle usa aussi de l’eau, il est vrai, mais peu.
Puis quand elle se fut complètement vêtue, elle se rassit sur sa malle, et, un genou dans ses mains, elle demeura songeuse.
Je fis alors semblant de l’apercevoir, et je dis: «Bonjour, Francesca».
Elle grommela, sans paraître plus gracieuse que la veille: «Bonjour».
Je demandai: «Avez-vous bien dormi?»
Elle fit oui de la tête sans répondre; et sautant à terre, je m’avançai pour l’embrasser.
Elle me tendit son visage d’un mouvement ennuyé d’enfant qu’on caresse malgré lui. Je la pris alors tendrement dans mes bras (le vin étant tiré, j’eusse été bien sot de n’en plus boire) et je posai lentement mes lèvres sur ses grands yeux fâchés qu’elle fermait, avec ennui, sous mes baisers, sur ses joues claires, sur ses lèvres charnues qu’elle détournait.
Je lui dis: «Vous n’aimez donc pas qu’on vous embrasse?»
Elle répondit: «Mica».
Je m’assis sur la malle à côté d’elle, et passant mon bras sous le sien: «Mica! mica! mica! pour tout. Je ne vous appellerai plus que mademoiselle Mica».
Pour la première fois, je crus voir sur sa bouche une ombre de sourire, mais il passa si vite que j’ai bien pu me tromper.
«Mais si vous répondez toujours «mica» je ne saurai plus quoi tenter pour vous plaire. Voyons, aujourd’hui, qu’est-ce que nous allons faire?»
Elle hésita comme si une apparence de désir eût traversé sa tête, puis elle prononça nonchalamment: «Ça m’est égal, ce que vous voudrez.
– Eh bien, mademoiselle Mica, nous prendrons une voiture et nous irons nous promener».
Elle murmura: «Comme vous voudrez».
Paul nous attendait dans la salle à manger avec la mine ennuyée des tiers dans les affaires d’amour. J’affectai une figure ravie et je lui serrai la main avec une énergie pleine d’aveux triomphants.
Il demanda: «Qu’est-ce que tu comptes faire?»
Je répondis: «Mais nous allons d’abord parcourir un peu la ville, puis nous pourrons prendre une voiture pour voir quelque coin des environs».
Le déjeuner fut silencieux, puis on partit par les rues, pour la visite des musées. Je traînai à mon bras Francesca de palais en palais. Nous parcourûmes le palais Spinola, le palais Doria, le palais Marcello Durazzo, le palais Rouge et le palais Blanc. Elle ne regardait rien ou bien levait parfois sur les chefs-d’oeuvre son oeil las et nonchalant. Paul exaspéré nous suivait en grommelant des choses désagréables. Puis une voiture nous promena par la campagne, muets tous les trois.
Puis on rentra pour dîner.
Et le lendemain ce fut la même chose, et le lendemain encore.
Paul, le troisième jour, me dit: «Tu sais, je te lâche, moi, je ne vais pas rester trois semaines à te regarder faire l’amour avec cette grue-là!»
Je demeurai fort perplexe, fort gêné, car, à ma grande surprise, je m’étais attaché à Francesca d’une façon singulière. L’homme est faible et bête, entraînable pour un rien, et lâche toutes les fois que ses sens sont excités ou domptés. Je tenais à cette fille que je ne connaissais point, à cette fille taciturne et toujours mécontente. J’aimais sa figure grogneuse, la moue de sa bouche, l’ennui de son regard; j’aimais ses gestes fatigués, ses consentements méprisants, jusqu’à l’indifférence de sa caresse. Un lien secret, ce lien mystérieux de l’amour bestial, cette attache secrète de la possession qui ne rassasie pas, me retenait près d’elle. Je le dis à Paul, tout franchement. Il me traita d’imbécile, puis me dit: «Eh bien, emmène-la».
Mais elle refusa obstinément de quitter Gênes sans vouloir expliquer pourquoi. J’employai les prières, les raisonnements, les promesses; rien n’y fit.
Et je restai.
Paul déclara qu’il allait partir tout seul. Il fit même sa malle, mais il resta également.
Et quinze jours se passèrent encore.
Francesca, toujours silencieuse et d’humeur irritée, vivait à mon côté plutôt qu’avec moi, répondant à tous mes désirs, à toutes mes demandes, à toutes mes propositions par son éternel «che mi fa» ou par son non moins éternel «mica».
Mon ami ne dérageait plus. À toutes ses colères, je répondais: «Tu peux t’en aller si tu t’ennuies. Je ne te retiens pas».
Alors il m’injuriait, m’accablait de reproches, s’écriait: «Mais où veux-tu que j’aille maintenant. Nous pouvions disposer de trois semaines, et voilà quinze jours passés! Ce n’est pas à présent que je peux continuer ce voyage? Et puis, comme si j’allais partir tout seul pour Venise, Florence et Rome! Mais tu me le payeras, et plus que tu ne penses. On ne fait pas venir un homme de Paris pour l’enfermer dans un hôtel de Gênes avec une rouleuse italienne!»
Je lui disais tranquillement: «Eh bien, retourne à Paris, alors». Et il vociférait: «C’est ce que je vais faire et pas plus tard que demain».
Mais le lendemain il restait comme la veille, toujours furieux et jurant.
On nous connaissait maintenant par les rues, où nous errions du matin au soir, par les rues étroites et sans trottoirs de cette ville qui ressemble à un immense labyrinthe de pierre, percé de corridors pareils à des souterrains. Nous allions dans ces passages où soufflent de furieux courants d’air, dans ces traverses resserrées entre des murailles si hautes, que l’on voit à peine le ciel. Des Français parfois se retournaient, étonnés de reconnaître des compatriotes en compagnie de cette fille ennuyée aux toilettes voyantes, dont l’allure vraiment semblait singulière, déplacée entre nous, compromettante.
Elle allait appuyée à mon bras, ne regardant rien. Pourquoi restait-elle avec moi, avec nous qui paraissions lui donner si peu d’agrément? Qui était-elle? D’où venait-elle? Que faisait-elle? Avait-elle un projet, une idée? Ou bien vivait-elle, à l’aventure, de rencontres et de hasards? Je cherchais en vain à la comprendre, à la pénétrer, à l’expliquer. Plus je la connaissais, plus elle m’étonnait, m’apparaissait comme une énigme. Certes, elle n’était point une drôlesse, faisant profession de l’amour. Elle me paraissait plutôt quelque fille de pauvres gens, séduite, emmenée, puis lâchée et perdue maintenant. Mais que comptait-elle devenir? Qu’attendait-elle? Car elle ne semblait nullement s’efforcer de me conquérir ou de tirer de moi quelque profit bien réel.
J’essayai de l’interroger, de lui parler de son enfance, de sa famille. Elle ne me répondit pas. Et je demeurais avec elle, le coeur libre et la chair tenaillée, nullement las de la tenir en mes bras, cette femelle hargneuse et superbe, accouplée comme une bête, pris par les sens ou plutôt séduit, vaincu par une sorte de charme sensuel, un charme jeune, sain, puissant, qui se dégageait d’elle, de sa peau savoureuse, des lignes robustes de son corps.
Huit jours encore s’écoulèrent. Le terme de mon voyage approchait, car je devais être rentré à Paris le 11 juillet. Paul, maintenant, prenait à peu près son parti de l’aventure, tout en m’injuriant toujours. Quant à moi, j’inventais des plaisirs, des distractions, des promenades pour amuser ma maîtresse et mon ami; je me donnais un mal infini.
Un jour, je leur proposai une excursion à Santa Margarita. La petite ville charmante, au milieu de jardins, se cache au pied d’une côte qui s’avance au loin dans la mer jusqu’au village de Portofino.