Une d’elles, par hasard, entra dans notre wagon et se mit à vagabonder jetant sa lueur intermittente, éteinte aussitôt qu’allumée. Je couvris de son voile bleu notre quinquet et je regardais la mouche fantastique aller, venir, selon les caprices de son vol enflammé. Elle se posa, tout à coup, dans les cheveux noirs de notre voisine assoupie après dîner. Et Paul demeurait en extase, les yeux fixés sur ce point brillant qui scintillait comme un bijou vivant sur le front de la femme endormie.
L’Italienne se réveilla vers dix heures trois quarts, portant toujours dans sa coiffure la petite bête allumée. Je dis, en la voyant remuer: «Nous arrivons à Gênes, madame». Elle murmura, sans me répondre, comme obsédée par une pensée fixe et gênante: «Qu’est-ce que je vais faire maintenant?»
Puis, tout d’un coup, elle me demanda:
«Voulez-vous que je vienne avec vous?»
Je demeurai tellement stupéfait que je ne comprenais pas.
«Comment, avec nous? Que voulez-vous dire?»
Elle répéta, d’un air de plus en plus furieux:
«Voulez-vous que j’aille avec vous tout de suite?
– Je veux bien, moi; mais où désirez-vous aller? Où voulez-vous que je vous conduise?»
Elle haussa les épaules avec une indifférence souveraine.
«Où vous voudrez! Ça m’est égal».
Elle répéta deux fois: «Che mi fa?»
«Mais, c’est que nous allons à l’hôtel!»
Elle dit du ton le plus méprisant: «Eh bien! allons à l’hôtel».
Je me tournai vers Paul, et je prononçai:
«Elle demande si nous voulons qu’elle vienne avec nous».
La surprise affolée de mon ami me fit reprendre mon sang-froid. Il balbutia:
«Avec nous? Où ça? Pourquoi? Comment?
– Je n’en sais rien, moi! Elle vient de me faire cette étrange proposition du ton le plus irrité. J’ai répondu que nous allions à l’hôtel; elle a répliqué: «Eh bien, allons à l’hôtel!» Elle ne doit pas avoir le sou. C’est égal, elle a une singulière manière de faire connaissance».
Paul, agité et frémissant, s’écria: «Mais certes oui, je veux bien, dis-lui que nous l’emmenons où il lui plaira». Puis il hésita une seconde et reprit d’une voix inquiète: «Seulement il faudra savoir avec qui elle vient? Est-ce avec toi ou avec moi?»
Je me tournai vers l’Italienne qui ne semblait même pas nous écouter, retombée dans sa complète insouciance et je lui dis: «Nous serons très heureux, madame, de vous emmener avec nous. Seulement mon ami désirerait savoir si c’est mon bras ou le sien que vous voulez prendre comme appui?»
Elle ouvrit sur moi ses grands yeux noirs et répondit avec une vague surprise: «Che mi fa?»
Je m’expliquai: «On appelle en Italie, je crois, l’ami qui prend soin de tous les désirs d’une femme, qui s’occupe de toutes ses volontés et satisfait tous ses caprices, un patito. Lequel de nous deux voulez-vous pour votre patito?»
Elle répondit sans hésiter: «Vous!»
Je me retournai vers Paul: «C’est moi qu’elle choisit, mon cher, tu n’as pas de chance».
Il déclara, d’un air rageur: «Tant mieux pour toi».
Puis, après avoir réfléchi quelques minutes: «Est-ce que tu tiens à emmener cette grue-là? Elle va nous faire rater notre voyage. Que veux-tu que nous fassions de cette femme qui a l’air de je ne sais quoi? On ne va seulement pas nous recevoir dans un hôtel comme il faut!»
Mais je commençais justement à trouver l’Italienne beaucoup mieux que je ne l’avais jugée d’abord, et je tenais, oui, je tenais à l’emmener maintenant. J’étais même ravi de cette pensée, et je sentais déjà ces petits frissons d’attente que la perspective d’une nuit d’amour vous fait passer dans les veines.
Je répondis: «Mon cher, nous avons accepté. Il est trop tard pour reculer. Tu as été le premier à me conseiller de répondre: Oui».
Il grommela: «C’est stupide! Enfin, fais comme tu voudras».
Le train sifflait, ralentissait; on arriva.
Je descendis du wagon, puis je tendis la main à ma nouvelle compagne. Elle sauta lestement à terre, et je lui offris mon bras qu’elle eut l’air de prendre avec répugnance. Une fois les bagages reconnus et réclamés, nous voilà partis à travers la ville. Paul marchait en silence, d’un pas nerveux.
Je lui dis: «Dans quel hôtel allons-nous descendre? Il est peut-être difficile d’aller à la Cité de Paris avec une femme, surtout avec cette Italienne».
Paul m’interrompit: «Oui avec une Italienne qui a plutôt l’air d’une fille que d’une duchesse. Enfin, cela ne me regarde pas. Agis à ton gré!»
Je demeurais perplexe. J’avais écrit à la Cité de Paris pour retenir notre appartement, et maintenant… je ne savais plus à quoi me décider.
Deux commissionnaires nous suivaient avec les malles. Je repris: «Tu devrais bien aller en avant. Tu dirais que nous arrivons. Tu laisserais, en outre, entendre au patron que je suis avec une… amie, et que nous désirons un appartement tout à fait séparé pour nous trois, afin de ne pas nous mêler aux autres voyageurs. Il comprendra, et nous nous déciderons d’après sa réponse.
Mais Paul grommela: «Merci, ces commissions et ce rôle ne me vont guère. Je ne suis pas venu ici pour préparer tes appartements et tes plaisirs».
Mais j’insistai: «Voyons, mon cher, ne te fâche pas. Il vaut mieux assurément descendre dans un bon hôtel que dans un mauvais, et ce n’est pas bien difficile d’aller demander au patron trois chambres séparées, avec salle à manger.
J’appuyai sur trois, ce qui le décida.
Il prit donc les devants et je le vis entrer sous la grande porte d’un bel hôtel pendant que je demeurais de l’autre côté de la rue, traînant mon Italienne muette, et suivi pas à pas par les porteurs de colis.
Paul enfin revint, avec un visage aussi maussade que celui de ma compagne: «C’est fait, dit-il, on nous accepte; mais il n’y a que deux chambres. Tu t’arrangeras comme tu pourras.
Et je le suivis, honteux d’entrer en cette compagnie suspecte.
Nous avions deux chambres en effet, séparées par un petit salon. Je priai qu’on nous apportât un souper froid, puis je me tournai, un peu perplexe, vers l’Italienne.
«Nous n’avons pu nous procurer que deux chambres, madame, vous choisirez celle que vous voudrez».
Elle répondit par un éternel: «Che mi fa?» Alors je pris, par terre, sa petite caisse de bois noir, une vraie malle de domestique, et je la portai dans l’appartement de droite que je choisis pour elle… pour nous. Une main française avait écrit sur un carré de papier collé: «Mademoiselle Francesca Rondoli, Gênes».
Je demandai: «Vous vous appelez Francesca?»
Elle fit «oui» de la tête, sans répondre.
Je repris: «Nous allons souper tout à l’heure. En attendant, vous avez peut-être envie de faire votre toilette?»
Elle répondit par un «mica», mot aussi fréquent dans sa bouche que le «che mi fa». J’insistai: «Après un voyage en chemin de fer, il est si agréable de se nettoyer».
Puis je pensai qu’elle n’avait peut-être pas les objets indispensables à une femme, car elle me paraissait assurément dans une situation