– Merci, monsieur, j’ai Brigitte.
– Qui ça, Brigitte?
– Ma nourrice, monsieur. Elle est forte comme un homme et elle n’a peur de rien. Elle saurait me défendre.
– À votre place, je ne m’y fierais pas trop. Et d’ailleurs, elle n’est pas encore à son poste.
– Pardon, monsieur, elle y est depuis hier. Je suis allée la chercher à Montreuil. Elle a tout quitté pour venir avec moi, et elle m’attend à la maison. Permettez-moi donc de prendre congé de vous.
– Ah! vous m’en direz tant! murmura Gémozac.
Il se leva. Sa femme était déjà debout. Elle aimait autant ne pas prolonger cette première entrevue, mais elle se réservait de faire dès le lendemain une visite à mademoiselle Monistrol et de causer avec elle en tête-à-tête et à fond. Elle l’embrassa sur les deux joues et elle la reconduisit jusqu’à l’escalier.
Le père et le fils se contentèrent de serrer les mains que Camille leur tendait.
La courageuse fille avait dit tout ce qu’elle avait à dire; elle emportait, dans un petit sac de cuir, un trésor qui suffisait à la défrayer pendant des mois, même en ajoutant à sa dépense ses frais d’entrée en campagne, et elle savait bien qu’elle avait maintenant un véritable ami en la personne de Julien Gémozac.
Mais elle ne comptait que sur elle-même et elle était décidée à ne pas perdre une minute pour entamer les opérations.
Elle était venue en fiacre; elle se fit conduire directement à la place du Trône. Elle passa devant sa maison; elle aperçut même Brigitte à la fenêtre, mais elle ne s’arrêta point. Elle se reprochait déjà de ne pas avoir commencé par inspecter les baraques de la foire, et il lui tardait de s’assurer que la troupe dont Zig-Zag faisait partie n’avait pas encore déménagé.
Une foire le matin, c’est comme un théâtre, aux heures où on ne joue pas. Le public est absent. Tout est silencieux. Plus de foule, plus de fanfares, à peine quelques gamins du quartier jouant à cache-cache parmi les baraques fermées et les boutiques encore couvertes de leurs enveloppes de toile grisé. Par ci, par là, une marchande arrangeant son étalage; une danseuse de corde, affublée d’un vieux châle à carreaux, accroupie sur un escabeau et rapiéçant un maillot troué; un hercule, en redingote usée, revenant du marché, un panier à la main.
C’est le moment où les artistes, qu’un public spécial applaudira le soir, redeviennent de simples mortels, faciles à approcher et toujours prêts à accepter une tournée sur le zinc du marchand de vins.
Camille savait cela pour avoir traversé une fois la place du Trône, depuis que la fête annuelle du pain d’épice était commencée, et elle comptait profiter de l’occasion pour se renseigner. Elle espérait même que le hasard de cette promenade la mettrait face à face avec le célèbre Zig-Zag, qu’elle le surprendrait en déshabillé et qu’elle le reconnaîtrait à ses mains. Il les cachait pour exécuter le fameux exercice intitulé: «tête en avant» mais lorsqu’il n’était plus en scène, il les montrait assurément, et on ne pouvait pas les confondre avec celles d’un autre clown. Il y avait surtout ce pouce monstrueux qui s’était, pour ainsi dire, imprimé en creux sur le cou du malheureux Monistrol; ce pouce à l’existence duquel le juge d’instruction refusait de croire, prétendant que la jeune fille avait rêvé, ou que la peur, qui grossit les objets, lui avait troublé la vue.
Comment ce magistrat, en interrogeant le saltimbanque, n’avait-il pas remarqué le doigt crochu? Camille n’y comprenait rien, mais elle se disait que Zig-Zag, rassuré par l’interrogatoire qui s’était terminé par un renvoi pur et simple, ne prenait sans doute plus la peine de se cacher, qu’elle le rencontrerait infailliblement, et qu’il lui suffirait d’un coup d’œil pour constater la difformité qui l’avait si vivement frappée, le soir de l’assassinat.
C’était tout ce qu’elle voulait pour le moment. Une fois qu’elle serait sûre de son fait, il serait temps d’arrêter un plan de campagne.
Elle eut soin de descendre de voiture un peu avant d’arriver à la place du Trône, afin de ne pas trop attirer l’attention, et elle se dirigea vers le côté gauche du rond-point où elle devait trouver la baraque qu’elle cherchait.
Toutes étaient closes, les représentations ne commençant guère avant quatre heures; mais, autour de quelques-unes, il y avait un certain mouvement. Des gens allaient et venaient. Des enfants jouaient. Celle où Zig-Zag travaillait semblait être abandonnée. Il n’en sortait aucun bruit, pas plus qu’il ne sortait de fumée d’un tuyau de poêle qui s’élevait au-dessus du toit de la voiture bizarre où logeaient les artistes de la troupe.
Cette voiture, une espèce d’arche de Noé, – une maringotte, disent les saltimbanques – était restée derrière la baraque. Les deux chevaux poussifs qui la traînaient par les chemins, dételés maintenant et attachés aux jantes d’une des roues, essayaient de brouter le maigre gazon municipal. Un homme en vareuse et en chapeau à trois cornes, était assis, bras croisés, sur le timon et mâchonnait entre ses dents la courte queue d’une pipe éteinte.
Cet homme avait une face carrée, rougeaude, agrémentée d’un nez trognonnant et comme coupée en deux par une large bouche, qui ressemblait à l’ouverture d’une tirelire.
Camille ne le reconnut pas tout d’abord à cause du changement de costume, mais en le regardant avec attention, elle se rappela l’avoir vu paradant sur l’estrade. C’était le pitre qui était venu annoncer au public que Zig-Zag allait paraître. Mais il n’avait plus son air jovial et narquois; ses gros yeux étaient devenus ternes comme des yeux d’aveugle: son dos s’était voûté, et sa physionomie niaise avait pris une expression mélancolique.
Il lui était évidemment arrivé quelque malheur et c’était un prétexte tout trouvé pour entrer en conversation avec lui.
La jeune fille s’approcha hardiment et le tira de ses rêveries en lui frappant sur l’épaule. Il ne l’avait pas entendue venir et il l’examina avec une mine ahurie qui le rendit encore plus grotesque.
Camille savait parler aux pauvres diables.
– Eh! bien, mon brave, lui dit-elle, ça ne va donc pas comme vous voulez?
– Pas seulement de quoi acheter du tabac, grommela-t-il en ôtant sa pipe et en secouant le fourneau vide.
– Si ce n’est que ça!
– Comment! Si ce n’est que ça! Vous en parlez à votre aise. Je voudrais vous y voir, si vous n’aviez rien dans le coco depuis hier et pas de tabac pour tromper la faim.
Et puis, d’abord, qu’est-ce que ça vous fait?… je ne vous ai jamais vue et je ne suis pas en train de causer.
– Ça m’étonne que vous ne me reconnaissiez pas. Vous étiez pourtant là le soir où on m’a mise à la porte, sous prétexte que je troublais le spectacle. Vous ne vous rappelez pas que le sergent de ville voulait me conduire au poste?
– Ah! bah!… oui… je vous remets maintenant… Mais si vous ne m’aviez pas parlé, je n’aurais jamais deviné que c’était vous… dame! faut dire aussi que, l’autre jour, vous étiez habillée comme une pas grand-chose… tandis que ce matin vous avez l’air assez calée… Il n’y a rien qui vous change une femme comme la toilette.
Alors, comme ça, reprit le pitre qui regardait Camille en dessous, c’est vous qui couriez après Zig-Zag… sous prétexte qu’il venait de vous voler? Eh! ben, vous vous mettiez le doigt dans l’œil, vu que le curieux qui l’a interrogé n’a rien trouvé contre lui. C’est-il vrai seulement qu’on vous a pris des billets de mille?
– Pas à moi; à mon père… et le voleur l’a assassiné.
– Alors, c’est pas Zig-Zag. Il est bien canaille, mais il est trop lâche pour tuer un homme. Et puis, si c’était lui, il