– Eh! mordi! il fallait nous voir; et maintenant que vous nous avez vus, au lieu de dire «monsieur» tout court, dites «monsieur le comte», s’il vous plaît.
La Mole se tenait derrière, laissant parler Coconnas, qui paraissait avoir pris l’affaire à son compte.
Cependant il était facile de voir à ses sourcils froncés qu’il était prêt à lui venir en aide quand le moment d’agir serait arrivé.
– Eh bien, que désirez-vous, monsieur le comte? demanda l’hôte du ton le plus calme.
– Bien… c’est déjà mieux, n’est-ce pas? dit Coconnas en se retournant vers La Mole, qui fit de la tête un signe affirmatif. Nous désirons, M. le comte et moi, attirés que nous sommes par votre enseigne, trouver à souper et à coucher dans votre hôtellerie.
– Messieurs, dit l’hôte, je suis au désespoir; mais il n’y a qu’une chambre, et je crains que cela ne puisse vous convenir.
– Eh bien, ma foi, tant mieux, dit La Mole; nous irons loger ailleurs.
– Ah! mais non, mais non, dit Coconnas. Je demeure, moi; mon cheval est harassé. Je prends donc la chambre, puisque vous n’en voulez pas.
– Ah! c’est autre chose, répondit l’hôte en conservant toujours le même flegme impertinent. Si vous n’êtes qu’un, je ne puis pas vous loger du tout.
– Mordi! s’écria Coconnas, voici, sur ma foi! un plaisant animal. Tout à l’heure nous étions trop de deux, maintenant nous ne sommes pas assez d’un! Tu ne veux donc pas nous loger, drôle?
– Ma foi, messieurs, puisque vous le prenez sur ce ton, je vous répondrai avec franchise.
– Réponds, alors, mais réponds vite.
– Eh bien, j’aime mieux ne pas avoir l’honneur de vous loger.
– Parce que?… demanda Coconnas blêmissant de colère.
– Parce que vous n’avez pas de laquais, et que, pour une chambre de maître pleine, cela me ferait deux chambres de laquais vides. Or, si je vous donne la chambre de maître, je risque fort de ne pas louer les autres.
– Monsieur de La Mole, dit Coconnas en se retournant, ne vous semble-t-il pas comme à moi que nous allons massacrer ce gaillard-là?
– Mais c’est faisable, dit La Mole en se préparant comme son compagnon à rouer l’hôtelier de coups de fouet.
Mais malgré cette double démonstration, qui n’avait rien de bien rassurant de la part de deux gentilshommes qui paraissaient si déterminés, l’hôtelier ne s’étonna point, et se contentant de reculer d’un pas afin d’être chez lui:
– On voit, dit-il en goguenardant, que ces messieurs arrivent de province. À Paris, la mode est passée de massacrer les aubergistes qui refusent de louer leurs chambres. Ce sont les grands seigneurs qu’on massacre et non les bourgeois, et si vous criez trop fort, je vais appeler mes voisins; de sorte que ce sera vous qui serez roués de coups, traitement tout à fait indigne de deux gentilshommes.
– Mais il se moque de nous, s’écria Coconnas exaspéré, mordi!
– Grégoire, mon arquebuse! dit l’hôte en s’adressant à son valet, du même ton qu’il eût dit: «Un siège à ces messieurs.»
– Trippe del papa! hurla Coconnas en tirant son épée; mais échauffez-vous donc, monsieur de La Mole!
– Non pas, s’il vous plaît, non pas; car tandis que nous nous échaufferons, le souper refroidira, lui.
– Comment! vous trouvez? s’écria Coconnas.
– Je trouve que M. de la Belle-Étoile a raison; seulement il sait mal prendre ses voyageurs, surtout quand ces voyageurs sont des gentilshommes. Au lieu de nous dire brutalement: Messieurs, je ne veux pas de vous, il aurait mieux fait de nous dire avec politesse: Entrez, messieurs, quitte à mettre sur son mémoire: chambre de maître, tant; chambre de laquais, tant; attendu que si nous n’avons pas de laquais nous comptons en prendre.
Et, ce disant, La Mole écarta doucement l’hôtelier, qui étendait déjà la main vers son arquebuse, fit passer Coconnas et entra derrière lui dans la maison.
– N’importe, dit Coconnas, j’ai bien de la peine à remettre mon épée dans le fourreau avant de m’être assuré qu’elle pique aussi bien que les lardoires de ce gaillard-là.
– Patience, mon cher compagnon, dit La Mole, patience! Toutes les auberges sont pleines de gentilshommes attirés à Paris pour les fêtes du mariage ou pour la guerre prochaine de Flandre, nous ne trouverions plus d’autres logis; et puis, c’est peut-être la coutume à Paris de recevoir ainsi les étrangers qui y arrivent.
– Mordi! comme vous êtes patient! murmura Coconnas en tortillant de rage sa moustache rouge et en foudroyant l’hôte de ses regards. Mais que le coquin prenne garde à lui: si sa cuisine est mauvaise, si son lit est dur, si son vin n’a pas trois ans de bouteille, si son valet n’est pas souple comme un jonc….
– Là, là, là, mon gentilhomme, fit l’hôte en aiguisant sur un repassoir le couteau de sa ceinture; là, tranquillisez-vous, vous êtes en pays de Cocagne.
Puis tout bas et en secouant la tête:
– C’est quelque huguenot, murmura-t-il; les traîtres sont si insolents depuis le mariage de leur Béarnais avec mademoiselle Margot!
Puis, avec un sourire qui eût fait frissonner ses hôtes s’ils l’avaient vu, il ajouta:
– Eh! eh! ce serait drôle qu’il me fût justement tombé des huguenots ici… et que…
– Çà! souperons-nous? demanda aigrement Coconnas, interrompant les apartés de son hôte.
– Mais, comme il vous plaira, monsieur, répondit celui-ci, radouci sans doute par la dernière pensée qui lui était venue.
– Eh bien, il nous plaît, et promptement, répondit Coconnas. Puis se retournant vers La Mole:
– Çà, monsieur le comte, tandis que l’on nous prépare notre chambre, dites moi: est-ce par hasard vous avez trouvé Paris une ville gaie, vous?
– Ma foi, non, dit La Mole; il me semble n’y avoir vu encore que des visages effarouchés ou rébarbatifs. Peut-être aussi les Parisiens ont-ils peur de l’orage. Voyez comme le ciel est noir et comme l’air est lourd.
– Dites-moi, comte, vous cherchez le Louvre, n’est-ce pas?
– Et vous aussi, je crois, monsieur de Coconnas.
– Eh bien, si vous voulez, nous le chercherons ensemble.
– Hein! fit La Mole, n’est-il pas un peu tard pour sortir.
– Tard ou non, il faut que je sorte. Mes ordres sont précis. Arriver au plus vite à Paris, et, aussitôt arrivé, communiquer avec le duc de Guise.
À ce nom du duc de Guise, l’hôte s’approcha, fort attentif.
– Il me semble que ce maraud nous écoute, dit Coconnas, qui, en sa qualité de Piémontais, était fort rancunier, et qui ne pouvait passer au maître de la Belle-Étoile la façon peu civile dont il recevait les voyageurs.
– Oui, messieurs, je vous écoute, dit celui-ci en mettant la main à son bonnet, mais pour vous servir. J’entends parler du grand duc de Guise et j’accours. À quoi puis-je vous être bon, mes gentilshommes?
– Ah! ah! ce mot magique, à ce qu’il paraît, car d’insolent te voilà devenu obséquieux. Mordi! maître, maître… comment t’appelles-tu?
– Maître La Hurière, répondit l’hôte s’inclinant.
– Eh bien, maître La Hurière, crois-tu que mon bras soit moins lourd que celui de M. le duc de Guise, qui a le privilège de te rendre