Un silence régna. On n’entendait que la plume de Mouret. Puis, sur des questions brèves posées par lui, Bourdoncle fournit des renseignements au sujet de la grande mise en vente des nouveautés d’hiver, qui devait avoir lieu le lundi suivant. C’était une très grosse affaire, la maison y jouait sa fortune, car les bruits du quartier avaient un fond de vérité, Mouret se jetait en poète dans la spéculation, avec un tel faste, un besoin tel du colossal, que tout semblait devoir craquer sous lui. Il y avait là un sens nouveau du négoce, une apparente fantaisie commerciale, qui autrefois inquiétait Mme Hédouin, et qui aujourd’hui encore, malgré de premiers succès, consternait parfois les intéressés. On blâmait à voix basse le patron d’aller trop vite; on l’accusait d’avoir agrandi dangereusement les magasins, avant de pouvoir compter sur une augmentation suffisante de la clientèle; on tremblait surtout en le voyant mettre tout l’argent de la caisse sur un coup de cartes, emplir les comptoirs d’un entassement de marchandises, sans garder un sou de réserve. Ainsi, pour cette mise en vente, après les sommes considérables payées aux maçons, le capital entier se trouvait dehors: une fois de plus, il s’agissait de vaincre ou de mourir. Et lui, au milieu de cet effarement, gardait une gaieté triomphante, une certitude des millions, en homme adoré des femmes, et qui ne peut être trahi. Lorsque Bourdoncle se permit de témoigner certaines craintes, à propos du développement exagéré donné à des rayons dont le chiffre d’affaires restait douteux, il eut un beau rire de confiance en criant:
– Laissez donc, mon cher, la maison est trop petite!
L’autre parut abasourdi, pris d’une peur qu’il ne cherchait plus à cacher. La maison trop petite! une maison de nouveautés où il y avait dix-neuf rayons, et qui comptait quatre cent trois employés!
– Mais sans doute, reprit Mouret, nous serons forcés de nous agrandir avant dix-huit mois… J’y songe sérieusement. Cette nuit, Mme Desforges m’a promis de me faire rencontrer demain chez elle avec une personne… Enfin, nous en causerons, quand l’idée sera mûre.
Et, ayant fini de signer les traites, il se leva, il vint donner des tapes amicales sur les épaules de l’intéressé, qui se remettait difficilement. Cet effroi des gens prudents, autour de lui, l’amusait. Dans un des accès de brusque franchise, dont il accablait parfois ses familiers, il déclara qu’il était au fond plus juif que tous les juifs du monde: il tenait de son père, auquel il ressemblait physiquement et moralement, un gaillard qui connaissait le prix des sous; et, s’il avait de sa mère ce brin de fantaisie nerveuse, c’était là peut-être le plus clair de sa chance, car il sentait la force invincible de sa grâce à tout oser.
– Vous savez bien qu’on vous suivra jusqu’au bout, finit par dire Bourdoncle.
Alors, avant de descendre dans le magasin jeter leur coup d’œil habituel, tous deux réglèrent encore certains détails. Ils examinèrent le spécimen d’un petit cahier à souches que Mouret venait d’inventer pour les notes de débit. Ce dernier, ayant remarqué que les marchandises démodées, les rossignols, s’enlevaient d’autant plus rapidement que la guelte donnée aux commis était plus forte, avait basé sur cette observation un nouveau commerce. Il intéressait désormais ses vendeurs à la vente de toutes les marchandises, il leur accordait un tant pour cent sur le moindre bout d’étoffe, le moindre objet vendu par eux: mécanisme qui avait bouleversé les nouveautés, qui créait entre les commis une lutte pour l’existence, dont les patrons bénéficiaient. Cette lutte devenait du reste entre ses mains la formule favorite, le principe d’organisation qu’il appliquait constamment. Il lâchait les passions, mettait les forces en présence, laissait les gros manger les petits, et s’engraissait de cette bataille des intérêts. Le spécimen du cahier fut approuvé: en haut, sur la souche et sur la note à détacher, se trouvaient l’indication du rayon et le numéro du vendeur; puis, répétées également des deux côtés, il y avait des colonnes pour le métrage, la désignation des articles, les prix; et le vendeur signait simplement la note, avant de la remettre au caissier. De cette façon, le contrôle était des plus faciles, il suffisait de collationner les notes remises par la caisse au bureau de défalcation, avec les souches restées entre les mains des commis. Chaque semaine, ces derniers toucheraient ainsi leur tant pour cent et leur guelte, sans erreur possible.
– Nous serons moins volés, fit remarquer Bourdoncle avec satisfaction. Vous avez eu là une idée excellente.
– Et j’ai songé cette nuit à autre chose, expliqua Mouret. Oui, mon cher, cette nuit, à ce souper… J’ai envie de donner aux employés du bureau de défalcation une petite prime, pour chaque erreur qu’ils relèveront dans les notes de débit, en les collationnant… Vous comprenez, nous serons certains dès lors qu’ils n’en négligeront pas une seule, car ils en inventeraient plutôt.
Il se mit à rire, pendant que l’autre le regardait d’un air d’admiration. Cette application nouvelle de la lutte pour l’existence l’enchantait, il avait le génie de la mécanique administrative, il rêvait d’organiser la maison de manière à exploiter les appétits des autres, pour le contentement tranquille et complet de ses propres appétits. Quand on voulait faire rendre aux gens tout leur effort, disait-il souvent, et même tirer d’eux un peu d’honnêteté, il fallait d’abord les mettre aux prises avec leurs besoins.
– Eh bien! descendons, reprit Mouret. Il faut s’occuper de cette mise en vente… La soie est arrivée d’hier, n’est-ce pas? et Bouthemont doit être à la réception.
Bourdoncle le suivit. Le service de la réception se trouvait dans le sous-sol, du côté de la rue Neuve-Saint-Augustin. Là, au ras du trottoir, s’ouvrait une cage vitrée, où les camions déchargeaient les marchandises. Elles étaient pesées, puis elles basculaient sur une glissoire rapide, dont le chêne et les ferrures luisaient, polis sous le frottement des ballots et des caisses. Tous les arrivages entraient par cette trappe béante; c’était un engouffrement continu, une chute d’étoffes qui tombait avec un ronflement de rivière. Aux époques de grande vente surtout, la glissoire lâchait dans le sous-sol un flot intarissable, les soieries de Lyon, les lainages d’Angleterre, les toiles des Flandres, les calicots d’Alsace, les indiennes de Rouen; et, parfois, les camions devaient prendre la file; les paquets en coulant faisaient, au fond du trou, le bruit sourd d’une pierre jetée dans une eau profonde.
Lorsqu’il passa, Mouret s’arrêta un instant devant la glissoire. Elle fonctionnait, des files de caisses descendaient toutes seules, sans qu’on vît les hommes dont les mains les poussaient, en haut; et elles semblaient se précipiter d’elles-mêmes, ruisseler en pluie d’une source supérieure. Puis, des ballots parurent, tournant sur eux-mêmes comme des cailloux roulés. Mouret regardait, sans prononcer une parole. Mais, dans ses yeux clairs, cette débâcle de marchandises qui tombait chez lui, ce flot qui lâchait des milliers de francs à la minute, mettait une courte flamme. Jamais encore il n’avait eu une conscience si nette de la bataille engagée. C’était cette débâcle de marchandises qu’il s’agissait de lancer aux quatre coins de Paris. Il n’ouvrit pas la bouche, il continua son inspection.
Dans le jour gris qui venait des larges soupiraux, une équipe d’hommes recevait les envois, tandis que d’autres déclouaient les caisses et ouvraient les ballots, en présence des chefs de rayon. Une agitation de chantier emplissait ce fond de cave, ce sous-sol où des piliers de fonte soutenaient les voûtins, et dont les murs nus étaient cimentés.
– Vous avez tout, Bouthemont? demanda Mouret, en s’approchant d’un jeune homme à fortes épaules, en train de vérifier le contenu d’une caisse.
– Oui, tout doit y être, répondit ce dernier. Mais j’en ai pour la matinée à compter.
Le chef de rayon consultait