2 L’étude de la créativité lexicale du prénom permet de mettre en lumière l’impact des facteurs extralinguistiques sur le changement linguistique en France et en Allemagne, le choix du prénom étant étroitement lié aux changements historiques et socioculturels. Le prénom se caractérise en effet par sa double nature, à la fois individuelle et collective : individuelle puisque du point de vue de la pratique sociale, il permet d’individualiser l’enfant au sein du cercle familial5 et qu’il résulte, contrairement au nom de famille, d’un choix des parents6. Collective puisque ce choix est à son tour déterminé par les normes en usage d’une époque, d’un lieu et d’un groupe social donnés. Le passage d’un prénom à la catégorie des noms communs peut donc témoigner d’opinions et de valeurs collectives. Cette double nature du prénom permet d’éclairer deux dimensions du changement linguistique dont la première, objectivante, considère le changement comme un ensemble de conséquences de faits sociaux, la seconde privilégiant le sujet (pré)nommant et son rapport au monde. Grâce à notre démarche contrastive portant sur le lexique d’une langue germanique et d’une langue romane, nous serons en mesure de mieux faire la part entre les changements attribuables aux faits systémiques et ceux liés aux facteurs socioculturels. Il va de soi que notre analyse ne prétend aucunement à l’exhaustivité.
Alors que l’emploi du prénom comme nom commun suscitait un vif intérêt chez les linguistes européens à la fin du XIXe et au début du XXe siècle7, il est assez peu abordé dans la recherche actuelle. Très tôt, il devait attirer également l’attention des écrivains. Ainsi, dans son adaptation de Gargantua (Geschichtklitterung ; 1575), Johann Baptist FISCHART (1546–1591) notait dans le style vigoureux qui était le sien :
Les noms de baptême latins ne nous viennent-ils pas de païens ? Judas, le fils de Jacob, et Judas Maccabée devraient-ils être du domaine du mal parce que leur nom rappelle celui du traître Judas ? Le roi [à l’époque, Henri III (1551–1589) ; VB] ne devrait-il pas faire pendre haut et court tous les âniers en France au seul motif qu’ils nomment leurs ânes Henri[8], faire noyer tous les porchers allemands parce qu’ils appellent leurs cochons Heyntzlin [diminutif de Heinrich ; VB], envoyer au diable les jardiniers parce qu’ils donnent à une herbe le nom de Bon-Henri[9] et infliger à ses médecins le supplice de la noyade parce qu’ils appellent le rectum Grand-Henri. He, ça foutrait bien à tous une sale chiasse de peur !10
À la même époque, Michel de MONTAIGNE (1533–1592) relevait dans ses Essais (1580) l’emploi de prénoms populaires pour désigner les sots : « Chasque nation a quelques noms qui se prennent, ie ne sçay comment, en mauvaise part : & a nous Iean, Guillaume, Benoist » (MONTAIGNE 1580 : 420). Estienne PASQUIER (1529–1615) en avait parlé vingt ans plus tôt dans ses Recherches de la France : « Nous avons deux noms, desquels nous baptizons en commun propos ceux qu’estimons de peu d’effect, les nommans Ieans, ou Guillaumes. » (PASQUIER 1621 [1560] : 784).
Le phénomène n’était alors nouveau ni dans l’une ni dans l’autre langue : le sens de ‘traître’ associé à Judas est attesté en français dès le XIIe, en allemand dès le XIIIe siècle11 et l’emploi de Guillaume et de Jean pour désigner un sot remonte au XVe siècle, celui du diminutif jehannot étant attesté dès la fin du XIVe siècle (TLFi12). Le cas de Benoît, issu du lat. benedictus (‘béni’), est plus délicat, le sens péjoratif ayant pu être influencé par la formule biblique Heureux les simples d’esprit (FEW, s.v. benedictus)13. Aujourd’hui encore, certains mots et expressions témoignent de la présence du prénom dans le lexique des deux langues, comme le montrent les exemples contemporains Stoffel (‘rustre, mufle’), jean-foutre, Liese (‘femme’) et catin (‘prostituée’), Veronika/véronique (‘plante à fleurs bleues’) ou encore, dans le domaine culinaire, strammer Max et madeleine14.
Le passage du prénom au nom commun est traditionnellement abordé dans les études consacrées à l’emploi du nom propre en tant que nom commun. Ce phénomène a été étudié dans la tradition rhétorique qui le désignait par le terme d’« antonomase », une « espèce de synecdoque, par laquelle on met un nom comun pour un nom propre, ou bien un nom propre pour un nom comun » selon la définition de DUMARSAIS (1730 : 107). Dans le premier cas de figure, « la persone ou la chose dont on parle excèle sur toutes celles qui peuvent être comprises sous le nom comun » (ex. le Philosophe, employé par les anciens pour désigner Aristote) ; dans le second, celui qui nous intéresse ici, « on fait entendre que celui dont on parle ressemble à ceux dont le nom propre est célèbre par quelque vice ou par quelque vertu » (ibid.). Ainsi, dans C’est un Sardanapale, le nom propre renvoie à tout prince vivant dans la volupté, à l’image du dernier roi des Assyriens (669–627 av. J.-C.). De même, le nom propre Néron dans C’est un Néron désigne tout dirigeant qui fait preuve d’une cruauté comparable à celle de l’empereur romain (DUMARSAIS 1730 : 111). L’orientation de notre travail étant lexicologique, nous ne retiendrons ni le terme d’« antonomase », propre à la tradition des approches discursivo-rhétoriques, ni celui de « catachrèse » qui désigne les « mots qui ont perdu leur première signification, & n’ont retenu que celle qu’ils ont eue par extension » (DUMARSAIS 1730 : 45 ; cf. également FONTANIER 1968 [1830] : 213 sqq.) et est lui aussi associé au domaine rhétorique.
Pour ce qui est des termes plus récents visant à désigner le passage du nom propre au nom commun ou les mots qui en résultent, nous écarterons celui de « communisation »15, qui peut prêter à confusion en raison de la polysémie de l’adjectif commun, et celui d’« onomastisme » (BOULANGER & CORMIER 2001 : 3), marginal dans la recherche. Nous nous en tiendrons à l’acception courante du terme « éponyme » (‘qui donne son nom à qqn ou qqch’ ; PR), rejetant l’emploi qu’en fait KOCOUREK (1982 : 74) qui désigne par là, sur le modèle de la recherche anglo-saxonne, tant le nom propre à la base de la dérivation que le mot qui en dérive16.
Nous optons pour les termes de « déonymisation » (Deonymisierung, Deproprialisierung) et d’« appellativisation » (Appellativierung) qui, s’ils sont employés indistinctement dans certains ouvrages de référence (DEBUS 2012 : 49, NÜBLING in : NÜBLING et al. 2012 : 61), ne sont pas pour autant équivalents : le premier met l’accent sur le détachement progressif de la catégorie du nom propre, le second sur le glissement vers le nom commun. Si le terme de « déonymisation » a trait à l’ensemble des unités lexicales issues du nom propre, à savoir, outre les noms communs, les verbes (röntgen17), les adjectifs (napoléonien) et les interjections (Jesus!/Jésus, Marie, Joseph !), celui d’« appellativisation » désigne communément le passage du nom propre à la catégorie des appellatifs, c’est-à-dire des noms communs (MLS 2010)18. Les deux termes sont ainsi complémentaires. Nous parlerons de « déonymisation » dans le cadre de nos réflexions sur l’éloignement progressif des items de leur catégorie initiale, celle du nom propre, alors que nous préférerons le terme d’« appellativisation » dès lors qu’il s’agira d’envisager le phénomène dans sa globalité. Quant aux items résultant de cette évolution, nous parlerons de « déonomastiques »19 (Deonomastikon, deonymische Bildung), terme fréquemment utilisé en linguistique française pour désigner de manière générique les mots issus de noms propres.
L’étude d’un phénomène lexical sur une période aussi longue impose le recours aux dictionnaires qui nous livrent une vue d’ensemble des mots et expressions en usage à une époque donnée et nous renseignent sur leur évolution20. Dans un premier temps, nous avons donc dépouillé un certain nombre de dictionnaires généraux. Ont été retenus, pour l’allemand, le Deutsches Rechtswörterbuch online (HEIDELBERGER AKADEMIE DER WISSENSCHAFTEN)21, qui rend compte du vocabulaire juridique allemand et de la langue commune (en cas d’implications