DES BOUCHERS DES GRANDES VILLES À CEUX ENTRE VILLES ET CAMPAGNES
L’historiographie, tant française qu’espagnole –mais la réflexion pourrait parfaitement s’étendre à l’aire méditerranéenne et en particulier à la péninsule italienne–,2 ne manque ni de bouchers ni de boucheries. Récemment, la boucherie a occupé une place majeure dans le domaine de l’histoire de l’alimentation, assortie d’un volet d’études sur le marché de la viande et, plus largement, sur l’approvisionnement des villes. L’ouvrage de Ramón A. Banegas López présente l’état de la recherche européenne dans ce domaine: la viande, son marché, sa qualité, sa découpe, sa surveillance en sont les thèmes privilégiés.3 Le boucher est dans son métier, urbain pour l’essentiel, bien inscrit dans une sociabilité qui recoupe souvent sa pratique professionnelle. Il détient ou loue les étaux et s’insère dans la politique fiscale de la ville en prenant traditionnellement à ferme les aides sur la viande. L’histoire de la boucherie et des bouchers, dans le domaine de l’histoire sociale de l’alimentation, est donc devenue un pan de l’histoire des grandes villes tant la viande est importante pour la consommation urbaine et le revenu qu’en tirent les cités (comme la sisa étudiée dans cet ouvrage à Valence et à Saragosse – Juan Vicente García Marsilla; Germán Navarro Espinach et Concepción Villanueva Morte). Elle est également une histoire des notabilités urbaines où les bouchers témoignent d’une ascension parfois fulgurante au cours des derniers siècles du Moyen fige.4 Cette ascension aboutit aux gouvernements urbains qu’ils intègrent, du fait de leur position maîtresse dans une ville turbulente et de plus en plus carnassière et grâce à leur large capacité financière mise au service des élites urbaines. Paris en constitue un cas exemplaire, mais non isolé.5 Dans cet ouvrage, Mariana Zapatero insiste sur les rapports étroits noués entre les bouchers et les autorités locales dans le cadre de la Couronne de Castille et propose une relecture des ordonnances et des litiges liés au contrôle du marché de la viande, enjeu hautement politique, mais également enjeu géostratégique de gestion du maillage rural correspondant au territoire de la cité. À une autre échelle, Juliette Sibon signale qu’à la fin du XIVe siècle, trois bouchers font partie des puissants créanciers qui concèdent aux syndics de Marseille un prêt suffisamment lourd pour qu’il soit hypothéqué sur les impôts municipaux et les revenus de la Table de mer, une autre forme du contrôle de la cité.
Cependant, une constatation s’impose: le boucher urbain est rarement suivi par ses historiens en dehors de la ville, sinon ponctuellement, pour parfois aboutir à la reconstitution de ses affaires dans les campagnes où il s’approvisionne. Il convient pourtant d’insister sur la mobilité géographique de ces hommes qui parcourent l’espace autour de leur cité d’origine pour trouver la viande nécessaire, une pratique propice à la création de larges réseaux. Partir des bouchers des villes et des sources urbaines peut donc s’avérer utile pour reconstituer les contacts entre ville et campagne. Ce fil rouge des affaires permet aux historiens d’atteindre l’espace des bourgs, des petites villes et des villages. Philippe Wolff en a fait l’expérience dans sa thèse: même si les bouchers ruraux, les maquignons, les bergers et autres intermédiaires qui leur sont associés, tous fournisseurs de la ville en viande ou en produits dérivés, ne sont pas traités de façon à aboutir à une étude prosopographique ou biographique, ce sont pourtant bien des figures d’entrepreneurs qui se dégagent des sources toulousaines. Ces hommes, du fait même des contraintes et des opportunités de leur métier, tissent des relations à la mesure du large ancrage régional de leurs activités.6 La consommation régulière de viande (certes de nature et de qualité très diversifiées, Germán Navarro Espinach et Concepción Villanueva Morte), quel que soit le niveau social des consommateurs, ouvre, en effet, sur la question prégnante de l’approvisionnement.7
Les boucheries sont multiples dans les cités et elles sont souvent spécialisées en fonction de la nature du bétail ou de la qualité de la viande mais aussi des confessions des consommateurs (Chrétiens et Juifs à Marseille et à Saragosse). Juan Vicente García Marsilla nous propose une plongée dans la boucherie de Valence, une ville fortement consommatrice qui rassemble au milieu de XVe siècle quarante tables de boucherie, reparties sur six sites dominés par les Carnicerias Mayores et les «seigneurs de la grande boucherie», seigneurs utiles qui sont les propriétaires des tables et correspondent à une quarantaine de rentiers parmi les notables de la cité qui défendent âprement leurs privilèges octroyés par la Couronne au XIIIe siècle et consolidés par la suite. Nous entrons ainsi de plain-pied dans la boucherie majeure: reconstitution des espaces, désignation des tables mises à disposition sous forme de parts, montant de leur location annuelle, revenus et coût de ces tables, types de viandes consommées. Les bouchers, et de plus en plus de marchands et d’entrepreneurs qui sous-traitent avec des bouchers artisans (utilisateurs modestes des tables qu’ils leur louent) tirent de substantiels revenus du contrôle de l’ensemble de la chaîne de production, de l’approvisionnement à la vente; de fait, ils sont en capacité d’organiser des disettes artificielles, et de spéculer (comme en Castille, Mariana Zapatero).
L’activité des bouchers, si elle se concentre sur l’abattage, le débitage et la vente des viandes, est très diversifiée en amont de la boucherie urbaine et projette, comme nous l’avons déjà abondamment souligné, les bouchers forcément en dehors de la cité. Rappelons que l’approvisionnement en viande est une préoccupation majeure des gouvernements municipaux, comme à Valence, qu’il s’agisse d’encadrer les importations en viande ou d’envoyer des émissaires pour se procurer du bétail sur les grandes foires d’Alpuente et Albacete car la majorité du bétail acheté par la municipalité provient de Castille et de Teruel (Juan Vicente García Marsilla; Germán Navarro Espinach et Concepción Villanueva Morte) et fait l’objet de contrats qui mobilisent de forts capitaux. C’est là une des activités les plus lourdes et souvent périlleuses et risquées que les bouchers doivent assurer: celle du transport des troupeaux (parfois des centaines de têtes de bétail) qui, une fois rassemblés, sont acheminés vers les villes. Outre les contrats conclus entre éleveurs et bouchers, les registres des douanes restituent ces flux réguliers de transhumance (Germán Navarro Espinach et Concepción Villanueva Morte). Les bouchers, organisés en sociétés souvent de grande envergure, se portent également eux-mêmes vers les campagnes, parfois très lointaines où ils savent pouvoir s’approvisionner. La grande ville, ses bouchers et les sources urbaines sont donc un accès aux affaires de la viande dans les campagnes, souvent par le relais des foires, des petites villes et des bourgs.
De ce point de vue, les textes rassemblés dans ce volume permettent de contraster les angles de vue, en partant du lieu d’importation pour revenir vers