— Si vous voulez bien me laisser vos armes, je vais vous faire entrer, dit le garde en jetant un regard nerveux à Aldarin.
Reed tendit sa lance à l'homme sans hésiter. Aldarin ne bougea pas. Il soupira et secoua lentement la tête.
— Je sais ce que vous me demandez, Monsieur le Garde, mais je ne peux pas accepter. J'ai forgé cette hache seul et sans aide, une ultime épreuve pour prouver ma valeur à mes aînés, l'aboutissement de nombreuses années de sueur et de sang. Depuis la cérémonie de restitution, aucune autre main que la mienne ne l'a tenue. Elle ne m'a jamais quitté, de jour comme de nuit. Elle fait autant partie de moi que mon bras ou ma jambe...voire plus. Il serait peut-être encore plus douloureux pour moi de perdre ma hache que mon bras, car sans elle je ne serai plus un Chevalier des Douze.
Le garde ne semblait pas savoir comment répondre à cela. Il se mordilla les lèvres et ses yeux papillonnèrent vers la porte derrière lui.
— C'est peut-être le cas, Sire Chevalier, mais vous savez comment c'est. Je ne peux pas laisser entrer d'armes dans la salle du village, vous voyez ? Le maire aura ma peau si vous entrez là-dedans avec ce gros truc.
Aldarin fixa l'homme d'un regard vide pendant quelques secondes, puis tourna les talons et commença à retourner sur le chemin qu'ils avaient emprunté.
— Venez, ami Reed ! Il semble que nous allions devoir chercher de l'aide ailleurs pour nous rendre à Arelium.
Reed donna au garde surpris un haussement d'épaule et se retourna pour le suivre.
Ils étaient presque au centre de la place lorsque la lourde porte en bois s'ouvrit et qu'un homme mince, aux cheveux grisonnants, sortit en titubant, plissant les yeux dans la lumière du soleil déclinant. Il portait un doublet violet parsemé de tâches, des bas beiges, et des chaussures noires à boucle. Sa tête arborait un béret sombre d’un ton cramoisi en équilibre précaire. Le mélange criard de couleurs lui donnait l'air d'un oiseau tropical contrarié. Il les interpella d'une voix forte et un peu confuse tout en descendant les marches avec précipitation.
— Reed ! Le son de sa voix était noyé dans la marée des bruits du marché. L'homme prit une grande inspiration et essaya à nouveau.
— REED ! cria-t-il. Le silence tomba sur la place.
— Merad Reed, par la Fosse ! Je savais que c'était toi ! Je reconnaîtrai cette barbe hirsute et ces jambes arquées n'importe où ! Ça fait une éternité qu'on ne t'a pas vu par ici. Qu'est-ce que tu faisais, tu te cachais sur le mur ?
Reed dévisageait l'homme, essayant de l'imaginer quelques années plus jeune et dans des vêtements plus simples.
— Fernshaw, c'est toi ? dit-il, incrédule. La dernière fois que je t’ai vu, tu étais l'apprenti du vieux Terrin, le maître d'écurie ! Tu parlais de partir, et même de monter à Arelium si je me souviens bien ? Et maintenant tu es quoi, le maire de Jaelem ? C'est une blague !
— N'aie pas l'air si surpris, Reed ! Ça n'a jamais vraiment été pour moi, le brossage et le dressage des chevaux. J'ai rencontré une fille gentille, une petite chipie rusée aux cheveux roux qui m'a persuadé de rester ici, et de me présenter comme maire. Entre, nous allons vous trouver un verre de vin, à toi et à ton ami, et tu pourras m'ennuyer avec des histoires de ta Fosse et de ton mur, là où il ne se passe jamais rien ! Oh, et nous pourrons dire à ton effrayant garde du corps comment je te dérouillais quand nous étions gosses.
— Ce n'est pas tout à fait comme ça que je m'en souviens, Fern, dit Reed en remontant les escaliers, Aldarin juste derrière lui. Nous serions ravis de nous joindre à toi, mais nous avons un petit problème, j'en ai peur. Il semble que les armes ne soient pas autorisées à l'intérieur et mon ami ne veut pas se séparer de la sienne.
Il fit un geste vers la massive tête de hache visible au-dessus de l'épaule gauche du chevalier.
Fernshaw examina l'armure polie et le casque en forme de pince.
— Chevalier des Douze, n’est-ce pas ? dit-il. Vous devez l'être. Vous ne ressemblez à aucun des neuf Barons et ils sont les seuls à avoir les moyens d'acheter un somptueux jeu complet d’armure de ce genre. Si vous êtes effectivement un Chevalier des Douze, votre serment de conduite est aussi incassable que l'acier le plus solide. Alors jurez-moi sur l'honneur que vous ne dégainerez pas cette arme sous le coup de la colère tant que vous serez dans ma demeure, et vous pourrez la garder.
— Excellente décision ! répondit joyeusement Aldarin. Je vous donne ma parole de Chevalier qu’aucune de mes armes ne sera brandie sous votre toit.
Cela sembla satisfaire le maire, qui se retourna vers l'entrée et leur fit signe de le suivre à l'intérieur.
L'intérieur de la salle était large et spacieux. De longues tables en bois occupaient une grande partie de l'espace central et pouvaient accueillir plusieurs dizaines d'hommes et de femmes. À l'extrémité, une simple chaise en cuir à haut dossier reposait sur une estrade surélevée, offrant à celui qui s'y asseyait une bonne vue de la pièce. Derrière la chaise, une grande bannière teintée aux couleurs de Jaelem pendait des chevrons : un poisson argenté sur un champ de vert forêt. Des ouvertures à gauche et à droite menaient aux cuisines, aux chambres d'invités et aux appartements privés de Fernshaw. La lumière et la chaleur provenaient d’un large foyer en pierre encastré dans le mur, la fumée s'échappant par une cheminée et sortant par un trou dans le toit. Devant le feu, un serviteur faisait rôtir une chèvre à la broche, l'odeur gras du jus et de la viande cuite mettant la bouche de Reed en émoi.
Le seul autre occupant de la salle était assis près du feu, un jeune homme au beau visage et aux longs cheveux blonds retenus en une queue de cheval soignée. Il était vêtu d'une chemise blanche soyeuse et d'un pantalon en cuir noir. D’une main il serrait une carafe à moitié vide, de l'autre une paire de verres à vin. Son visage s’éclaira lorsqu'ils entrèrent dans la pièce et il se leva pour les accueillir en souriant.
— Mon oncle, vous avez des invités ! Excellent ! Et moi qui craignais devoir passer toute la soirée seul avec vous à nouveau.
Il se pencha en avant et chuchota de façon conspiratrice.
— Si je dois entendre une autre histoire sur la façon dont il a rencontré ma tante, ou comment sa valeureuse campagne électorale lui a valu le poste de maire, je vais peut-être devoir me jeter dans la Fosse !
Une colère visible assombrit le visage de Reed et l'homme recula d'un pas surpris, les paumes de mains levées dans un geste d'apaisement.
— Je m'excuse si je vous ai offensé d'une quelconque manière, Monsieur, dit-il. Ma bouche a tendance à travailler plus vite que mon cerveau, et lorsque ce dernier me rattrape, il est souvent trop tard. Mon nom est Nidoré, Nidoré del Conte. Je suis, comme vous l'avez sûrement deviné, le neveu du maire, en visite d’Arelium.
Mentionner la Fosse avait secoué Reed. La sensation du sang chaud sur son visage, le cri strident du Greyling alors que Reed enfonçait le morceau de bois brisé dans son cou. Les images étaient toujours là, mais délavées, comme si elles n’appartenaient pas à sa mémoire, mais à celle d’un autre. Et comme les souvenirs commençaient à s'estomper, il en allait de même pour le sentiment d'urgence qui les avait poussés à laisser Yusifel derrière eux et à se rendre en toute hâte à Jaelem.
Aldarin rompit le silence inconfortable.
— Bienheureux, Nidoré, dit-il en tendant à l'homme une main gantée. Je crains que nous ne restions pas longtemps, car nous apportons de graves nouvelles. Le mur est tombé, la Fosse est sans défense, et le peuple de Jaelem est en grand danger.
Il y eut un grand fracas alors que Fernshaw s’était affalé contre l'une des tables. Il se stabilisa d'une main et saisit la carafe à moitié