— Très bien, dit Jelaïa d’un ton irascible. Mais la prochaine fois que j’irai me promener dans les jardins, je demanderai à quelqu’un d’autre de m’accompagner.
— Ha ! Alors ça, ça m’étonnerait, dit Praxis avec un sourire narquois.
Ils descendirent l’étroit escalier en colimaçon qui menait de la chambre de Jelaïa à la grande salle du premier étage où le Baron tenait conseil, accordait audience à ses vassaux et recevait les invités importants.
De longues bannières arborant l’héraldique des nobles qui avaient prêté serment de fidélité au Baron couvraient les murs. À l’extrémité du hall, une élégante table en chêne poli s’étendait sur toute la largeur de la pièce, sa surface recouverte d’une carte en parchemin détaillant les terres de la Baronnie. De petites figures sculptées parsemaient la carte : des fermes, des maisons de campagne, des caravanes de marchandises, des bateaux et des groupes de soldats. Derrière la table se trouvaient trois simples chaises en bois, sous une bannière représentant le loup blanc d’Arelium.
Jelaïa eut à peine le temps de reprendre son souffle que son père entra dans la pièce, suivi d’un groupe de nobles, de gardes, et de serviteurs.
Le Baron Listus del Arelium était un vétéran au visage sévère, aux yeux froids couleur d’acier et à la barbe grise courte et bien taillée. Il avait une soixantaine d’années, mais la plupart des gens lui auraient donné dix ans de moins. Son âge n’était trahi que par les rides autour de ses yeux et de sa bouche, et par ses cheveux clairsemés. Vêtu d’un doublet rouge orné de dentelle blanche et de hautes bottes en peau de daim, il marchait du pas assuré d’un ancien soldat.
Quand il aperçut sa fille, le froncement de sourcils du vieil homme disparut, remplacé par un sourire indulgent.
— Jeli ! Je vois que Praxis a réussi à te faire sortir de ta petite cachette ! Bienvenue dans le monde des vivants !
Il s’effondra sur l’une des chaises, repoussant d’un geste de la main les flagorneurs qui s’approchaient. Deux hallebardiers robustes en livrée prirent position de part et d’autre du Baron, laissant les autres membres de sa cour s’affairer sans dessein autour de la table en chêne.
— Approche, mon enfant, je ne vais pas te mordre !
Jelaïa fit une rapide révérence et se plaça devant lui, sentant qu’elle était jugée pour quelque chose dont elle n’avait pas connaissance.
— Praxis ! tonna le Baron. Comment va la récolte, mes sujets seront-ils bien nourris cet hiver ?
— Oui, mon Seigneur, en fait les silos débordent, peut-être que nous devrions…
— Débordent, hein ? Excellent, excellent. Vous auriez dû m’écouter et construire ce grenier à grains l’année dernière comme je vous l’avais conseillé, cela vous aurait évité bien des tracas.
— Oui, mon Seigneur, répondit Praxis avec un soupir résigné.
— Très bien. Maintenant, Jelaïa…
Avant que le Baron ne puisse continuer, une porte s’ouvrit de l’autre côté de la salle et la Baronne entra, ses dames d’honneur la suivant de près.
Elle était l’opposé de son mari à tous égards, une petite souris de femme au visage rond, aux cheveux courts, bouclés et grisonnants, et au sourire amical. Elle était facile à vivre, sociable et bavarde, appréciée des vassaux du Baron et de leurs épouses. Beaucoup d’entre eux avaient commis l’erreur de la trouver hédoniste et un peu simple d’esprit, lui disant en confidence des choses qu’ils n’auraient jamais songé à révéler au Baron lui-même.
Ce manque de jugement était parfaitement exploité par la Baronne, et par conséquent son mari était toujours bien informé des tractations les plus louches, et des alliances secrètes qui couvaient parmi ses nobles. Elle avait également une bonne connaissance des chiffres, se réunissant plusieurs fois par semaine avec Praxis pour discuter des finances de la Baronnie.
La Baronne adressa un sourire rapide à Jelaïa et s’assit à côté de son mari.
— Je vous demande pardon, mes dames et mes sires, dit-elle avec éclat. Les registres d’impôts m’ont tenue occupée.
Son mari roula des yeux et s’éclaircit la gorge.
— Ahem. En effet. Revenons au sujet qui nous préoccupe. Alors, par où commencer ? Bien. Jelaïa, tu es maintenant une jeune femme, dans la fleur de l’âge, pour ainsi dire, et ta mère et moi avons discuté…
Oh non, pensa Jelaïa.
— Et nous pensons qu’il est temps d’avancer dans notre projet de consolider nos alliances avec les Baronnies voisines.
Oh non non non.
— Morlak semble avoir plusieurs prétendants éligibles et une délégation de Kessrin arrivera ici demain–
— Non, Père, non ! Lâcha Jelaïa. Le Baron, peu habitué à être interrompu, fronça les sourcils.
— Je suis désolée, j’ai besoin d’air, dit-elle, désemparée, en s’enfuyant de la pièce, passant devant un Praxis surpris, le regard de son père brûlant dans son dos alors qu’elle s’échappa de l’enceinte étouffante du donjon et s’élança vers la ville.
Chapitre 4
LE RETOUR À JAELEM
“Je ne réfute pas l’importance des soldats. Il viendra un moment où chaque royaume aura besoin de se défendre. Je dirai simplement que les combattants, aussi nombreux ou bien entraînés soient-ils, ne sont qu’une petite partie de l’équation. Car que se passerait-il si le mur sur lequel ils se tiennent était trop fragile ? S’il s’effondrait sous son propre poids ? Si l’absence de fondations appropriées faisait qu’il s’enfonce dans la boue ou le sable ? Vous pouvez agir comme bon vous semble, ce sont vos temples et vos initiés. Mais je crois que le monde a déjà assez de soldats. Je vais former des bâtisseurs.”
Brachyura, Quatrième des Douze, 39 AD
*
Reed et Aldarin traversèrent rapidement le terrain plat entre la Fosse et Jaelem, suivant les pistes sinueuses créées par les animaux, serpentant entre des buissons d'épines et des acacias rabougris. Les vastes plaines s'étendaient devant eux sur des kilomètres dans toutes les directions, comme une mer d'ambre et de verdure, vide et sans vie, à l'exception de quelques troupeaux de chèvres sauvages et d'oiseaux de proie.
Ils parlèrent peu pendant leur première journée ensemble, chacun étant perdu dans ses propres pensées. Lorsqu'ils avaient besoin de parler, ils devaient crier pour se faire entendre par-dessus les rafales de vent incessantes qui leur projetaient du sable et de la terre au visage. Reed se frottait constamment les yeux, le nez, et la bouche, se maudissant d'avoir laissé son masque en cuir à la caserne. Après quelques heures, il déchira à contrecœur une bande de tissu de sa cape et l'attacha fermement autour du bas de son visage pour se protéger du plus gros de la saleté.
Aldarin ne semblait pas gêné par le vent, pas plus qu'il ne l'était par sa lourde armure. Ses longues foulées avalaient les kilomètres à un rythme régulier, ne ralentissant que lorsqu'il voyait que Reed était à la traîne ou pour vérifier qu'ils allaient dans la bonne direction.
La journée se prolongeait, le soleil qui s’était élevé haut dans le ciel descendait maintenant vers l'horizon, rafraîchissant l'air et étirant les ombres des arbres. Lorsqu'ils arrivèrent à un petit bosquet offrant un abri contre le vent, Reed, épuisé, suggéra de s’arrêter pour la nuit.
Aldarin accepta, et commença à enlever