L'amour, ce petit dieu matois,
Le brûle à petit feu par-dessous son harnois,
Et le fait enrager comme une âme damnée:
Ne sachant plus que faire en ce cruel dépit,
Don Quichotte éperdu pleure à remplir un muid,
De l'absence de Dulcinée
Du Toboso.
Pendant que pour la gloire il fait un grand effort,
A travers les rochers cherchant des aventures
Il maudit mille fois son déplorable sort,
Ne trouvant que des pierres dures,
Des ronces, des buissons qui le piquent bien fort,
Et sans lui faire honneur lui font mille blessures.
L'amour le frappe à tour de bras,
Non pas de son bandeau, car il ne flatte pas:
Mais d'une corde d'arc qui n'est pas étrennée,
Il ébranle sa tête, il trouble son cerveau,
Et don Quichotte alors de larmes verse un seau,
De l'absence de Dulcinée
Du Toboso[45].
Ces vers ne réjouirent pas médiocrement ceux qui les lurent; le refrain du Toboso leur parut surtout fort plaisant, car ils pensèrent que don Quichotte, en les composant, s'était imaginé qu'on ne les comprendrait pas si après le nom de Dulcinée il négligeait d'ajouter celui du Toboso; ce qui était vrai, et ce qu'il a avoué depuis. Il écrivit encore beaucoup d'autres vers, comme on l'a dit, mais ces stances furent les seules qu'on parvint à déchiffrer.
Telle était dans sa solitude l'occupation de notre amoureux chevalier: tantôt il soupirait, tantôt il invoquait la plaintive Écho, les faunes et les sylvains de ces bois, les nymphes de ces fontaines, les conjurant de lui répondre et de le consoler; tantôt enfin il cherchait des herbes pour se nourrir, attendant avec impatience le retour de son écuyer. Si au lieu d'être absent trois jours, Sancho eût tardé plus longtemps, il trouvait le chevalier de la Triste-Figure tellement défiguré, que la mère qui le mit au monde aurait eu peine à le reconnaître. Mais laissons notre héros soupirer tout à son aise, pour nous occuper de Sancho et de son ambassade.
A la sortie de la montagne, l'écuyer avait pris le chemin du Toboso, et le jour suivant il atteignit l'hôtellerie où il avait eu le malheur d'être berné. A cette vue, un frisson lui parcourut tout le corps, et s'imaginant déjà voltiger par les airs, il était tenté de passer outre, quoique ce fût l'heure du dîner et qu'il n'eût rien mangé depuis longtemps. Pressé par le besoin, il avança jusqu'à la porte de la maison. Pendant qu'il délibérait avec lui-même, deux hommes en sortirent qui crurent le reconnaître, et dont l'un dit à l'autre: Seigneur licencié, n'est-ce pas là ce Sancho Panza que la gouvernante de notre voisin nous a dit avoir suivi son maître en guise d'écuyer?
C'est lui-même, reprit le curé, et voilà le cheval de don Quichotte.
C'était, en effet, le curé et le barbier de son village, les mêmes qui avaient fait le procès et l'auto-da-fé des livres de chevalerie.
Quand ils furent certains de ne pas se tromper, ils s'approchèrent; et le curé appelant Sancho par son nom, lui demanda où il avait laissé son maître. Sancho, qui les reconnut, se promit tout d'abord de taire le lieu et l'état dans lequel il l'avait quitté. Mon maître, répondit-il, est en un certain endroit occupé en une certaine affaire de grande importance, que je ne dirai pas quand il s'agirait de ma vie.
Sancho s'empressa de tourner bride, satisfait de pouvoir jurer que son maître était parfaitement fou (p. 130).
Ami Sancho, reprit le barbier, on ne se débarrasse pas de nous si aisément, et si vous ne déclarez sur-le-champ où vous avez laissé le seigneur don Quichotte, nous penserons que vous l'avez tué pour lui voler son cheval. Ainsi, dites-nous où il est, ou bien préparez-vous à venir en prison.
Seigneur, répondit Sancho, il ne faut pas tant de menaces: je ne suis point un homme qui tue, ni qui vole; je suis chrétien. Mon maître est au beau milieu de ces montagnes où il fait pénitence tant qu'il peut: et sur-le-champ il leur conta, sans prendre haleine, en quel état il l'avait laissé, les aventures qui leur étaient arrivées, ajoutant qu'il portait une lettre à madame Dulcinée du Toboso, la fille de Laurent Corchuelo, dont son maître était éperdument amoureux.
Le curé et le barbier restèrent tout ébahis de ce que leur contait Sancho; et bien qu'ils connussent la folie de don Quichotte, leur étonnement redoublait en apprenant que chaque jour il y ajoutait de nouvelles extravagances. Ils demandèrent à voir la lettre qu'il écrivait à madame Dulcinée; Sancho répondit qu'elle était dans le livre de poche, et qu'il avait ordre de la faire copier au premier village qu'il rencontrerait. Le curé lui proposa de la transcrire lui-même; sur ce Sancho mit la main dans son sein pour en tirer le livre de poche; mais il n'avait garde de l'y trouver, car il avait oublié de le prendre, et, sans y penser, don Quichotte l'avait retenu. Quand notre écuyer vit que le livre n'était pas où il croyait l'avoir mis, il fut pris d'une sueur froide, et devint pâle comme la mort. Trois ou quatre fois il se tâta par tout le corps, fouilla ses habits, regarda cent autres fois autour de lui, mais voyant enfin que ses recherches étaient inutiles, il porta les deux mains à sa barbe, et s'en arracha la moitié; puis, tout d'un trait, il se donna sur le nez et sur les mâchoires cinq ou six coups de poing avec une telle vigueur qu'il se mit le visage tout en sang.
Le curé et le barbier, qui n'avaient pu être assez prompts pour l'arrêter, lui demandèrent pour quel motif il se traitait d'une si rude façon.
C'est parce que je viens de perdre en un instant trois ânons, dont le moindre valait une métairie, répondit Sancho.
Que dites-vous là? reprit le barbier.
J'ai perdu, repartit Sancho, le livre de poche où était la lettre pour madame Dulcinée et une lettre de change, signée de mon maître, par laquelle il mande à sa nièce de me donner trois ânons, de quatre ou cinq qu'elle a entre les mains.
Il raconta ensuite la perte de son grison, et, là-dessus, il voulut recommencer à se châtier; mais le curé le calma, en l'assurant qu'il lui ferait donner par son maître une autre lettre de change, et cette fois sur papier convenable, parce que celles qu'on écrivait sur Un livre de poche n'étaient pas dans la forme voulue.
En ce cas, répondit Sancho, je regrette peu la lettre de madame Dulcinée; d'ailleurs, je la sais par cœur, et je pourrai la faire transcrire quand il me plaira.
Eh bien, dites-nous-la, reprit le barbier, après quoi nous la transcrirons.
Sancho s'arrêta tout court; il se gratta la tête pour se rappeler les termes de la lettre, se tenant tantôt sur un pied, tantôt sur un autre, regardant le ciel, puis la terre; enfin, après s'être rongé la moitié d'un ongle: Je veux mourir sur l'heure, dit-il, si le diable ne s'en mêle pas; je ne saurais me souvenir de cette chienne de lettre, sinon qu'il y avait au commencement: Haute et souterraine dame.
Vous voulez dire souveraine, et non pas souterraine? reprit le barbier.
Oui, oui, c'est cela, cria Sancho; attendez donc, il me semble qu'il y avait ensuite: le maltraité, le privé de sommeil, le blessé baise les mains de Votre Grâce, ingrate et insensible belle. Je ne sais ce qu'il disait, de santé et de maladie, qu'il lui envoyait; tant il y a qu'il discourait encore quelque peu, et puis finissait par à vous jusqu'à la mort, le chevalier de la Triste-Figure.
La fidèle mémoire de Sancho divertit beaucoup le curé et le