L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche. Miguel de Cervantes Saavedra. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Miguel de Cervantes Saavedra
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066081508
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de crochets pour le pendre; qui peut mettre des portes aux champs? N'a-t-on pas glosé de Dieu lui-même?

      Sainte Vierge! s'écria don Quichotte; eh! combien enfiles-tu là de sottises? Explique-moi, je te prie, quels rapports ont tous ces impertinents proverbes avec ce que je viens de dire? Va, va, occupe-toi désormais de talonner ton âne, sans te mêler de ce qui ne te regarde pas. Mais surtout, tâche de bien imprimer dans ta cervelle que ce qu'avec l'aide de mes cinq sens j'ai fait, je fais et je ferai, est toujours selon la droite raison, et parfaitement conforme aux lois de la chevalerie, que j'entends mieux qu'aucun des chevaliers qui en ont jamais fait profession.

      Mais, seigneur, est-ce une loi de la chevalerie, reprit Sancho, de courir ainsi perdus au milieu de ces montagnes, où il n'y a ni chemin ni sentier, cherchant un fou auquel, dès que nous l'aurons trouvé, il prendra fantaisie d'achever de nous briser, à vous la tête, et à moi les côtes?

      Encore une fois, laissons cela, repartit don Quichotte; apprends que mon dessein n'est pas seulement de retrouver ce pauvre fou, mais d'accomplir en ces lieux mêmes une prouesse qui doit éterniser mon nom parmi les hommes, et laissera bien loin derrière moi tous les chevaliers errants passés et à venir.

      Est-elle bien périlleuse, cette prouesse? demanda Sancho.

      Non, répondit don Quichotte. Cependant la chose pourrait tourner de telle sorte, que nous rencontrions malheur au lieu de chance. Au reste, tout dépendra de ta diligence.

      De ma diligence? dit Sancho.

      Oui, mon ami, reprit don Quichotte, parce que si tu reviens promptement d'où j'ai dessein de t'envoyer, plus tôt ma peine sera finie, et plus tôt ma gloire commencera. Mais comme il n'est pas juste que je te tienne davantage en suspens, je veux que tu saches, ô Sancho, que le fameux Amadis de Gaule fut un des plus parfaits chevaliers errants qui se soient vus dans le monde; que dis-je? le plus parfait, il fut le seul, l'unique, ou tout au moins le premier. J'en suis fâché pour ceux qui oseraient se comparer à lui, ils se tromperaient étrangement; il n'y en a pas un qui soit digne seulement d'être son écuyer. Lorsqu'un peintre veut s'illustrer dans son art, il s'attache à imiter les meilleurs originaux, et prend pour modèles les ouvrages des plus excellents maîtres; eh bien, la même règle s'applique à tous les arts et à toutes les sciences qui font l'ornement des sociétés. Ainsi, celui qui veut acquérir la réputation d'homme prudent et sage doit imiter Ulysse, qu'Homère nous représente comme le type de la sagesse et de la prudence; dans la personne d'Énée, Virgile nous montre également la piété d'un fils envers son père, et la sagacité d'un vaillant capitaine: et tous deux ont peint ces héros, non pas peut-être tels qu'ils furent, mais tels qu'ils devaient être, afin de laisser aux siècles à venir un modèle achevé de leurs vertus. D'où il suit qu'Amadis de Gaule ayant été le pôle, l'étoile, le soleil des vaillants et amoureux chevaliers, c'est lui que nous devons imiter, nous tous qui sommes engagés sous les bannières de l'amour et de la chevalerie. Je conclus donc, ami Sancho, que le chevalier errant qui l'imitera le mieux, approchera le plus de la perfection. Or, la circonstance dans laquelle le grand Amadis fit surtout éclater sa sagesse, sa valeur, sa patience et son amour, fut celle où, dédaigné de sa dame Oriane, il se retira sur la Roche Pauvre pour y faire pénitence, changeant son nom en celui de Beau Ténébreux, nom significatif et tout à fait en rapport avec le genre de vie qu'il s'était imposé. Mais, comme il m'est plus facile de l'imiter en sa pénitence que de pourfendre, comme lui, des géants farouches, de détruire des armées, de disperser des flottes, de défaire des enchantements, et que de plus ces lieux sauvages sont admirablement convenables pour mon dessein, je ne veux pas laisser échapper, sans la saisir, l'occasion qui m'offre si à propos une mèche de ses cheveux.

      Mais enfin, demanda Sancho, qu'est-ce donc que Votre Grâce prétend faire dans un lieu si désert?

      Ne t'ai-je pas dit, reprit don Quichotte, que mon intention est non-seulement d'imiter Amadis dans son désespoir amoureux et sa folie mélancolique, mais aussi le valeureux Roland, alors que s'offrit à lui sur l'écorce d'un hêtre l'irrécusable indice qu'Angélique s'était oubliée avec le jeune Médor; ce qui lui donna tant de chagrin qu'il en devint fou, qu'il arracha les arbres, troubla l'eau des fontaines, tua les bergers, dispersa leurs troupeaux, incendia leurs chaumières, traîna sa jument, et fit cent mille autres extravagances dignes d'une éternelle mémoire? Et quoique je ne sois pas résolu d'imiter Roland, Orland ou Rotoland (car il portait ces trois noms) dans toutes ses folies, j'ébaucherai de mon mieux les plus essentielles; peut-être bien me contenterai-je tout simplement d'imiter Amadis, qui, sans faire des choses aussi éclatantes, sut acquérir par ses lamentations amoureuses autant de gloire que personne.

      Seigneur, dit Sancho, il me semble que ces chevaliers avaient leurs raisons pour accomplir toutes ces folies et toutes ces pénitences; mais quel motif a Votre Grâce pour devenir fou? Quelle dame vous a rebuté, et quels indices peuvent vous faire penser que madame Dulcinée du Toboso a folâtré avec More ou chrétien?

      Eh bien, Sancho, continua don Quichotte, voilà justement le fin de mon affaire: le beau mérite qu'un chevalier errant devienne fou lorsqu'il a de bonnes raisons pour cela; l'ingénieux, le piquant, c'est de devenir fou sans sujet, et de faire dire à sa dame: Si mon chevalier fait de telles choses à froid, que ferait-il donc à chaud? en un mot, de lui montrer de quoi on est capable dans l'occasion, puisqu'on agit de la sorte sans que rien vous y oblige. D'ailleurs, n'ai-je pas un motif suffisant dans la longue absence qui me sépare de la sans pareille Dulcinée? N'as-tu pas entendu dire au berger Ambrosio que l'absence fait craindre et ressentir tous les maux? Cesse donc, Sancho, de me détourner d'une si rare et si heureuse imitation. Fou je suis, et fou je veux demeurer, jusqu'à ce que tu sois de retour avec la réponse à une lettre que tu iras porter de ma part à madame Dulcinée: si je la trouve digne de ma fidélité, je cesse à l'instant même d'être fou et de faire pénitence; mais si elle n'est pas telle que je l'espère, oh! alors, je resterai fou définitivement, parce qu'en cet état je ne sentirai rien: de sorte que, quoi que me réponde ma dame, je me tirerai toujours heureusement d'affaire, jouissant comme sage du bien que j'espère de ton retour, ou, comme fou, ne sentant pas le mal que tu m'auras apporté. Mais dis-moi, as-tu bien précieusement gardé l'armet de Mambrin? Je t'ai vu le ramasser après que cet ingrat eut fait tous ses efforts pour le mettre en pièces, sans pouvoir en venir à bout, tant il est de bonne trempe.

      Sancho, reprit don Quichotte, par le nom du Dieu vivant que tu viens de jurer, je jure à mon tour que sur toute la surface de la terre on n'a pas encore vu d'écuyer d'un plus médiocre entendement. Depuis le temps que je t'ai pris à mon service, est-il possible que tu sois encore à t'apercevoir qu'avec les chevaliers errants tout semble chimères, folies, extravagances, non pas parce que cela est ainsi, mais parce qu'il se rencontre partout sur leur passage des enchanteurs, qui changent, bouleversent et dénaturent les objets selon qu'ils ont envie de nuire ou de favoriser? Ce qui te paraît à toi un bassin de barbier est pour moi l'armet de Mambrin, et paraîtra tout autre chose à un troisième. En cela j'admire la sage prévoyance de l'enchanteur qui me protége, d'avoir fait que chacun prenne pour un bassin de barbier cet armet, car étant une des plus précieuses choses du monde, et naturellement la plus enviée, sa possession ne m'aurait pas laissé un moment de repos, et il m'aurait fallu soutenir mille combats pour le défendre; tandis que, sous cette vile apparence, personne ne s'en soucie, comme cet étourdi l'a fait voir en essayant de le rompre, sans daigner même l'emporter. Garde-le, ami Sancho, je n'en ai pas besoin pour l'heure; au contraire, je veux me désarmer entièrement et me mettre nu comme lorsque je sortis du ventre de ma mère, si toutefois je trouve qu'il soit plus à propos d'imiter la pénitence de Roland que celle d'Amadis.