Il ne devait fréquenter Mme d'Épinay que trois ou quatre ans plus tard; encore semble-t-il que la présence ou les instances de Grimm furent la cause déterminante de ses rapides séjours à la Chevrette et à la Briche. Les prétentions littéraires de l'hôtesse du «triste et magnifique château» devaient trop lui rappeler, d'ailleurs, celles de Mme de Puisieux.
A quelle date précise commencèrent ses relations avec la famille Volland? De rares passages de ces lettres sont les seuls indices qui nous permettent de croire que ce fut en 1755. «Il y a quatre ans, que vous me parûtes belle, écrit-il à Sophie, le 11 octobre 1739; aujourd'hui, je vous trouve plus belle encore: c'est la magie de la constance, la plus difficile et la plus rare de nos vertus»; et le 31 mai 1765: «... J'aurai le plaisir de passer toute la journée avec celle que j'aime, ce qui n'est pas surprenant, car qui ne l'aimerait pas? mais que j'aime, après huit ou neuf ans, avec la même passion qu'elle m'inspira le premier jour que je la vis. Nous étions seuls ce jour-là, tous deux appuyés sur la petite table verte. Je me souviens de ce que je vous disais, de ce que vous me répondîtes; oh! l'heureux temps que celui de cette table verte!...» Deux ans après: «Je vous embrasse de toute mon âme, comme il y a douze ans.» (24 avril 1768.)
Il n'est guère plus facile de savoir exactement à quelle famille appartenait Sophie. Vers 1730, un sieur Jean-Nicolas Volland, le même sans doute que l'Almanach royal de 1726 qualifie de «préposé pour le fournissement des sels» et fait demeurer «rue de Toulouse », acheta au hameau d'Isle-sur-Marne, à trois lieues et demie de Vitry-le-François et à côté du village de Saint-Rémy-en-Bouzemont, d'immenses terrains sur lesquels il édifia un château et dessina un vaste parc. Il leva et coloria coloria lui-même un plan général des « château, terre et seigneurie d'Isle et générallité de tous les champs labourables, prés, bois, pâquis et buissons qui en dépendent, tant ceux qui appartiennent en propre au seigneur que ceux qui relèvent seullement de luy et appartienent à ses vassaux ou censitaires»; il achevait en 1742 cette carte encore suspendue suspendue parois de l'antichambre du château; dix ans avant, lorsque la bâtisse commençait à sortir de terre, l'honneur de poser la première pierre du petit pont qui enjambe le fossé, devant la grille, revenait à «D. Marie-Jane Élisabet Voiland» et une main inhabile incisait lourdement dans le grès, à côté de la date (1732), ces noms estropiés. Plus tard, en 1745, le châtelain apposait sa grosse signature au bas de l'acte de naissance d'un enfant du village: ce plan, cette pierre, cette signature sont tout ce qui reste à Isle de la famille qui y apporta la prospérité et dont les plus vieilles gens du pays ne savent même pas le nom. Les registres de la mairie et les tombes du cimetière ne nous ont rien appris de plus. Jean-Nicolas Volland vint sans doute mourir à Paris, laissant à sa veuve quatre enfants, un fils auquel Diderot fait allusion une fois: «Supposez que ce soit seulement ce frère si chéri!» (20 février 1766) qui, d'après cette allusion même, mourut jeune, et trois filles, Mme Le Gendre, Mme de Blacy et Mlle Sophie Volland.
Mme Le Gendre, mariée de bonne heure, avait eu une fille qui épousa en 1770 un M. Digeon, et un fils. Nommé, le 16 mars 1744, ingénieur des ponts et chaussées dans la généralité de Châlons, sous les ordres de M. de La Châtaigneraie[5], M. Le Gendre résida à Reims; il y était encore en 1764, lors de l'inauguration de la statue de Louis XV, par Pigalle; il est qualifié d'ingénieur dans les relations officielles et d'architecte sur la plaque commémorative; mais cette sorte de confusion ne surprend pas quand on sait que jusqu'à la création régulière de l'École des ponts (1747) les fonctions d'ingénieur étaient exercées par des hommes ayant fait preuve de talent en architecture et, en général, dans la pratique des constructions. M. Le Gendre, sans doute en récompense des travaux exécutés à Reims, devint inspecteur général et fut envoyé à Caen. C'est là qu'il mourut en juillet 1770.
Ce mari jaloux et bourru, dont la mort fut une délivrance pour sa famille[6], était un fin amateur[7]. Il avait, en livres, toutes les bonnes éditions éditions classiques, les ouvrages de Buffon, de Duhamel du Monceau, l'Encyclopédie, l'Œuvre de Watteau, publié par M. de Jullienne, exemplaire «en très-grand papier», fait remarquer l'expert, et qui se vendait 280 livres; ses tableaux étaient signés de Boucher, de Pater, de Lancret, de Paul Bril, de Vandermeulen; ses dessins de Van Dyck, d'Albert Dürer, de Parrocel. Pigalle lui avait offert le modèle de son Louis XV à cheval, et l'Éducation de l'Amour par Mercure, «morceau presque unique, dont le moule n'existe plus», dit le catalogue et qui a échappé aux recherches de M. Tarbé; Sigisbert Adam, la copie en terre cuite de l'Hermaphrodite, sur un piédestal de marbre blanc, Cochin un grand dessin représentant la place de Reims. Quant aux estampes encadrées, «il suffira de dire qu'elles sont toutes originales des plus grands maîtres et la plupart en anciennes épreuves ».
De Mme de Blacy, nous ne savons rien, sinon qu'elle devait être veuve alors, qu'elle avait un fils aux colonies[8] et une fille aveugle[9], et qu'elle demeurait rue Saint-Thomas-du-Louvre; ce fut chez elle, assise à la petite table verte, que sa sœur inspira à Diderot un amour tel qu'il n'en avait jamais ressenti et qu'il avouait à Falconet dix ans plus tard avec la chaleur même du premier jour, lorsque le sculpteur le pressait de venir le rejoindre en Russie:
«Que vous dirai-je donc? Que j'ai une amie; que je suis lié par le sentiment le plus fort et le plus doux à une femme à qui je sacrifierais cent vies si je les avais. Tenez, Falconet, je pourrais voir ma maison tomber en cendres sans être ému, ma liberté menacée, ma vie compromise, toutes sortes de malheurs s'avancer sur moi, sans me plaindre pourvu qu'elle me restât; si elle me disait: «Donne-moi de ton sang, «j'en veux boire», je m'en épuiserais pour l'en rassasier. Entre ses bras ce n'est pas mon bonheur, c'est le sien que j'ai cherché! Je ne lui ai jamais causé la moindre peine et j'aimerais mieux mourir, je crois, que de lui faire verser une larme. À l'âme la plus sensible elle joint la santé la plus faible et la plus délicate. J'en suis si chéri, et la chaîne qui nous enlace est si étroitement commise avec le fil délié de sa vie que je ne conçois pas qu'on puisse secouer l'une sans risquer de rompre l'autre... J'ai deux souveraines, je le sais bien, mais mon amie est la première et la plus ancienne. C'est au bout de dix ans que je te parle comme je le fais. J'atteste le ciel qu'elle m'est aussi chère que jamais. J'atteste que ni le temps, ni l'habitude, ni rien de ce qui affaiblit les passions ordinaires n'a rien pu sur la mienne; que depuis que je l'ai connue, elle a été la seule femme qu'il y eût au monde pour moi...»
Cette femme si profondément et si longtemps aimée du philosophe le plus ardent et le plus tendre de son siècle, qui a reçu de lui les lettres que l'on sait, qui a eu la confidence de tous ses chagrins et la primeur de tous ses écrits, nous ne la connaissons que par ces lettres mêmes. Les traits de Sophie Volland ne sont pas moins ignorés que les dates de sa naissance et de sa mort. Il a existé au moins deux portraits d'elle, l'un que son amant ne se lassait pas de contempler (Lettres du 14 août et du 6 octobre 1759), l'autre qui fut peint en 1762 sur la garde ou sur le plat d'un exemplaire d'Horace, peut-être par Mme Vallayer-Coster, le gracieux peintre de fleurs: « Cet Horace en question, dont la couverture me sera si précieuse et que je regarderai plus souvent et avec plus