La brave fille ne s’était pourtant pas lassée d’attendre de jour en jour cette visite que rien n’annonçait. Souvent, dans ses conversations avec Madame Darcy, lorsqu’elle lui rendait compte de son administration,–formalité tout à fait volontaire, car jamais cuisinière ne fut plus reine et maîtresse que ne l’était Marthe,–elle lui disait, d’un air d’intime satisfaction:
–Voyez-vous, Madame, je m’arrange de manière à n’être jamais prise au dépourvu. S’il vous arrive du monde sans que nous en soyons prévenues, n’ayez pas de souci; j’ai un plan tout fait dans ma tête, et votre réception vous fera honneur, je vous en réponds.
Madame Darcy souriait, soupirait, et disait en secouant la tête:
–Ma bonne Marthe, je crois bien que votre prévoyance nous sera inutile. Le temps des réceptions est passé pour nous.
–Eh bien, Madame, reprenait Marthe, qui sentait une nuance de tristesse dans l’accent de sa maîtresse, les choses sont bien comme elles sont. Ce n’est pas moi qui regretterai le tracas des visites et des dîners de cérémonie.
Malgré ces consolations et la gaieté que Marthe affectait en les lui donnant, Madame Darcy soupirait encore, car elle ne pouvait s’empêcher de trouver son isolement un peu triste, et de faire des comparaisons un peu mélancoliques entre un brillant passé et un présent si solitaire. Il lui était pénible surtout de se voir abandonnée de ceux qui, autrefois, avaient recherché son intimité. Il est vrai qu’elle n’avait presque plus de proches parents et que les anciens amis, que la mort ne lui avait pas enlevés, lui étaient restés fidèles, bien que, vivant loin d’elle, ils ne pussent lui donner que peu de témoignages de leur affection. Ce n’était donc pas précisément son cœur qui souffrait de l’abandon où elle vivait; mais la solitude, lorsqu’elle n’est pas pour nous l’objet d’un libre choix, ne nous paraît jamais agréable. Comme beaucoup d’autres choses, nous ne l’aimons qu’en raison de la difficulté que nous trouvons à l’obtenir.
Marthe, quand elle était de bonne humeur, parlait ainsi que nous venons de le rapporter; mais le jour où commence notre histoire, elle ne se montra point aussi accommodante. Après avoir répondu comme nous savons à la communication de sa maîtresse, elle évita tout le jour d’entrer auprès d’elle, à moins que ses services ne lui fussent absolument nécessaires. Deux ou trois fois, Madame Darcy essaya de lui adresser des paroles conciliantes. Mais voyant qu’elle n’obtenait qu’une réponse laconique prononcée d’un ton bourru, elle se résigna au silence, et garda pour son propre compte les observations sur le temps, sur l’heure ou sur la conduite du chat, au moyen desquelles elle avait espéré adoucir l’humeur revêche de sa bonne.
Lorsque le repas du soir fut terminé, et que la dernière assiette eut été remise en place, Marthe apporta, comme de coutume, son ouvrage et vint s’asseoir près de la lampe, mais tout à fait à l’écart et avec un air cérémonieux qui ne lui était point habituel. La soirée parut longue, car les rares paroles qui furent échangées étaient aussi contraintes de la part de Madame Darcy, qu’elles étaient brèves de celle de Marthe. Au moment où celle-ci pliait son ouvrage pour se retirer, Madame Darcy, faisant un effort sur elle-même, lui dit d’une voix hésitante:
–Marthe, c’est à dix heures que ma petite nièce arrive demain. Il faut que quelqu’un aille la chercher. La pauvre enfant serait bien embarrassée si elle se trouvait seule au débarcadère; car mon neveu me dit que sa bonne ne s’arrête pas ici, et qu’il compte sur moi pour la faire chercher.
–On ira, Madame, répondit Marthe d’un ton bref.
Les rafales d’un vent perçant s’engouffraient dans la cheminée et secouaient en gémissant les branches à peine feuillées des arbres qui entouraient la petite maison.
–Vous aurez un bien mauvais temps pour cette course, ma pauvre Marthe. J’en suis fâchée, mais peut-être changera-t-il d’ici à demain.
–Est-ce que j’ai l’habitude de me plaindre? répondit Marthe.
–Non, en vérité, personne ne vous en accusera; mais le chemin de fer est bien loin.
–Est-ce que vous vous couchez maintenant?
–Non, pas encore, faites ma couverture, donnez-moi mes pantoufles, et ensuite vous pourrez vous retirer.
Marthe exécuta ces ordres sans prononcer une parole, et ayant allumé sa petite lampe et souhaité le bonsoir à sa maîtresse, elle quitta la chambre.
Madame Darcy resta plongée dans des réflexions qui n’avaient rien de très agréable.
–Si c’est ainsi que Marthe prend les choses, se disait-elle, nous n’aurons pas une vie facile. Personne n’est tenace comme elle, quand une fois une idée lui est entrée dans l’esprit. Je ne puis pas dire que je renonce volontiers moi même à ma tranquillité; je n’ai jamais eu d’enfant, c’est un peu tard pour commencer. Mais enfin il faut accepter ce qui est inévitable. Si la petite est douce et bien élevée, tout ira bien. On se fait à tout avec un peu de bonne volonté, Mais si Marthe ne veut pas la supporter, la pauvre enfant sera malheureuse. Il faudra vivre en guerre continuelle, moi qui aime tant la paix, et qui n’ai jamais eu le courage de faire un reproche à personne. Tout allait si doucement jusqu’à présent. Faudra-t-il donc que cette petite fille vienne mettre le trouble dans la maison? Mais, au fond, Marthe a bon cœur et ne voudrait pas rendre malheureuse une pauvre petite créature qui n’y peut rien si elle nous dérange. Il est vrai qu’elle n’aime guère les enfants. Du moins je le suppose, et je la trouve bien excusable. Ce doit être un grand trouble-vie. L’Evangile dit cependant que le royaume des cieux est à ceux qui leur ressemblent. Cette parole m’a toujours paru bien étrange, car tous les enfants que j’ai vus dans ma vie étaient remuants, bruyants, fatigants et donnaient infiniment plus de tracas que de plaisir.
Comme la vieille dame en était là de son monologue, elle s’aperçut que le pas de Marthe, qu’elle avait crue couchée depuis un moment, retentissait lourdement à l’étage supérieur, comme si elle eût transporté des objets pesants d’une chambre à l’autre.
–Que peut-elle faire si tard? se demanda-t-elle, toute surprise d’une pareille innovation dans les usages de la maison, où sa mémoire ne lui rappelait pas qu’on eût jamais fait tant de bruit passé dix heures du soir.
Quelques minutes après, le petit escalier de bois craquait sous les pieds de Marthe, qui, s’avançant à pas de loup, entr’ouvrit doucement la porte de sa maîtresse. Elle fit une exclamation en la voyant encore debout.
–Comment! dit-elle, pas encore couchée! Vous n’êtes pas malade pourtant? Je venais justement voir si vous aviez besoin de quelque chose avant de vous endormir.
–Non, Marthe, je ne suis pas malade, répondit Madame Darcy, touchée de cette sollicitude et plus encore du ton affectueux et soumis que Marthe avait employé, et se doutant bien que c’était une sorte d’amende honorable