Bientôt cependant l’étroit espace qu’enfermait la haie de jasmin et de rosiers ne lui parut plus assez vaste pour contenir son activité. Une petite porte ouvrait au bout du jardin sur un sentier ombragé qui conduisait du côté des collines. Elle était généralement fermée, mais ce jour-là, un vieux jardinier qui venait aider Marthe dans les travaux les plus pénibles et dont la chaumière était voisine, l’avait laissée ouverte un moment pour aller chercher chez lui un outil qu’il avait oublié. Rosa fut fortement tentée de profiter de cette inadvertance. Sa conscience lui disait bien qu’elle avait tort, car elle jeta autour d’elle un regard inquiet; mais le désir de voir du pays et de se sentir plus au large dans la vaste campagne, l’emporta sur tous ses scrupules. Elle commença par marcher très vite comme une personne qui se sent coupable et qui veut s’échapper à elle-même par la rapidité de ses mouvements; mais bientôt les prairies émaillées de fleurs et la variété des objets qui s’offraient à ses regards, lui firent oublier tout le reste. De loin en loin une violette tardive ou une anémone rosée qui lui souriait au bord du chemin, l’invitait à poursuivre et à enrichir encore son bouquet. Une heure entière s’était écoulée avant que la petite étourdie songeât à regarder autour d’elle. Lorsqu’elle le fit enfin, il lui sembla se trouver dans un pays tout à fait inconnu; les collines avaient changé d’aspect, le ruisseau ne coulait plus dans la même direction, et au lieu du bouquet de marronniers qui abritait la maison de sa tante, elle ne voyait plus derrière elle que les noyers qui bordaient le chemin qu’elle venait de parcourir. Rosa était courageuse et ne se troublait pas pour peu de chose. Il y avait d’ailleurs dans cette aventure un certain attrait pour sa vive imagination. Elle se remit donc en marche, croyant fermement retourner sur ses pas. Malheureusement elle se trompait, et au lieu de se rapprocher de la maison s’en éloignait toujours davantage. Le soleil commençait à tomber d’aplomb sur la route, et bien que ce ne fut pas encore un soleil de juillet, il avait ce jour-là une chaleur suffisante pour lui donner un violent mal de tête. Elle s’aperçut bientôt que le pays changeait de plus en plus et que rien autour d’elle ne ressemblait à ce qu’elle avait vu dans le voisinage de l’habitation de sa tante. Au lieu des grands noyers elle ne voyait plus que des châtaigniers et des chênes entremêlés de quelques arbres fruitiers. Longtemps elle voulut douter qu’elle fût bien réellement égarée, mais tout à coup la détresse la prit si fortement qu’elle fondit en larmes. Peu accoutumée à une si longue marche par la chaleur, elle ne se sentait plus la force de faire un seul pas, et sans même chercher un arbre qui pût l’abriter du soleil, elle se laissa tomber au bord de la route. Au bout d’un moment elle essuya ses yeux et s’efforça de distinguer au loin si l’on ne voyait personne dans la campagne; mais partout où son regard pouvait atteindre, les champs étaient aussi déserts que silencieux. Tout à coup cependant, le hennissement d’un cheval se fit entendre à une grande distance, et un moment après Rosa vit paraître tout au bout de la route une voiture dont le devant recouvert en toile formait une sorte de cabriolet; derrière s’entassaient pêle-mêle des peaux de lapins de toutes couleurs. Le conducteur de cet équipage élégant était une vieille femme, dont la figure ridée et rouge comme une pomme d’hiver était pittoresquement encadrée d’un mouchoir plus rouge encore, d’où s’échappaient quelques mèches de cheveux gris. De l’autre côté de la banquette, tout ratatiné dans son coin, les deux mains sur ses genoux, se tenait un vieux petit homme vêtu d’un habit de toutes nuances et d’un chapeau noir défoncé. Rosa cessa aussitôt de pleurer et arrêta ses yeux sur le véhicule qui approchait d’elle à loisir et par soubresauts. La femme conduisait son maigre cheval avec force expressions énergiques de sa volonté, ne cessant de l’interpeller, de l’encourager, de le caresser et même de le frapper avec son bâton, toutefois sans lui faire grand mal. Elle remarqua de loin la petite fille et arrêta tout court sa carriole quand elle fut arrivée auprès d’elle.
–Que faites-vous là toute seule, petite? lui dit-elle d’une voix forte et rude qui la fit tressaillir.
Cette interpellation venait à propos, car Rosa après s’y être préparée d’avance par une ferme résolution, avait senti le courage lui manquer complétement pour demander du secours. Elle se leva et répondit qu’elle s’était égarée et ne savait comment retrouver son chemin. La vieille femme lui demanda toutes les indications possibles sur le lieu de sa demeure et finit par conclure qu’elle habitait près de la ville; mais où et avec qui? c’était moins facile à comprendre, car le nom de Madame Darcy lui était inconnu. Une petite maison à quelque distance de la grande route, une vieille dame et sa bonne, c’étaient là des renseignements bien vagues et d’après lesquels on ne pouvait prendre aucune détermination.
–Il faut toujours l’emmener avec nous, dit la femme.
–Je veux bien, répondit d’une voix sourde le vieux bonhomme qui avait écouté le dialogue sans s’en mêler.
–On doit être aux cent coups chez elle; on ne perd pas une petite fille comme celle-là sans s’en apercevoir. Nous la conduirons au bureau de poste ou chez l’un des marchands qui fournissent la maison, si elle peut nous en indiquer un, et pour ce qui est de nous, eh bien, nous irons à Villefranche demain si ce n’est pas aujourd’hui.
–Je veux bien, répéta le vieillard.
Il était tout émerveillé d’une si heureuse combinaison qui jamais ne lui serait venue à l’esprit, mais il ne trouvait pas d’autre moyen d’exprimer sa pensée que ces trois mots, les seuls qui sortissent naturellement de sa bouche.
–Venez, mignonne, dit la femme en se penchant pour tendre la main à Rosa, mettez votre pied sur l’essieu, l’autre sur le rebord.… Là, n’ayez pas peur! Maintenant asseyez-vous sur la paille. Ne craignez rien quand même vous sauteriez un peu. Dame, ma belle petite, nous nous passons de voitures suspendues, nous autres.
Rosa se trouvait bien heureuse que quelqu’un voulût se charger de son sort, car depuis deux heures, son indépendance lui paraissait lourde à porter.
–Connaissez-vous quelqu’un à la ville? demanda la brave femme avant de remettre son cheval en mouvement.
–Non, répondit Rosa, mais je suis allée une fois dans un magasin avec ma bonne. Je crois bien que je pourrais le retrouver. Il est dans la plus large rue.
–Qu’est-ce qu’on y vend?
–C’est une boutique d’épiceries, Madame.
–Eh bien, en route!
Le vieux manche de fouet toucha les flancs du vieux cheval, qui partit lourdement de son meilleur trot, Rosa se retint instinctivement au rebord de la voiture, car elle était si rudement secouée qu’il lui semblait à tout moment qu’elle allait être lancée dans les airs. La vieille femme se mit à rire et lui dit de sa grosse voix:
–Faut se faire à tout, ma poulette.
Plus d’une fois le véhicule s’arrêta en route. Alors la femme remettait un instant les rênes à son mari, descendait délibérément, traitait avec ses pratiques et venait reprendre sa place et son fouet que le vieux bonhomme lui rendait d’un air soumis qui semblait dire aussi: Je veux bien.
–Eh bien, mignonne, comment vous va? demandait-elle de temps en temps à la petite fille.
–Très bien, Madame, je vous remercie. C’est très amusant de voyager ainsi.
La figure de la bonne vieille s’épanouit de satisfaction.
–C’est un bonheur que nous ayons passé par là, dit-elle, car ce chemin est très désert. Il n’y passe quasiment personne dans le gros du jour. Vous auriez pu rester là jusqu’à la nuit toute seule, pauvre petit agneau.
Rosa frissonna.
–J’aurais eu bien peur, dit-elle à voix basse.