Élise de Pressensé
Rosa
Publié par Good Press, 2021
EAN 4064066331993
Table des matières
NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE DES FAMILLES PUBLIÉE Sous la direction de M. BERSIER.
I
–Ce n’est pas vrai! je dis, moi, que ce n’est pas vrai! criait d’une voix impérieuse et en frappant du pied, une petite fille rouge de colère, que sa bonne s’efforçait en vain de faire tenir tranquille, tandis qu’elle lui essayait une robe de mérinos bleu foncé dont elle venait d’achever le corsage.
–Je le voudrais, ma pauvre chérie, dit la bonne dont les yeux étaient obscurcis de quelques larmes et qu’un léger tremblement empêchait d’attacher une épingle; il y a plusieurs jours que votre papa me l’a dit, mais il m’avait défendu de vous en parler. Pauvre ange, ce n’est que trop vrai. J’ai eu assez de peine à ravaler mes larmes pendant tout ce temps; ça me fendait le cœur de vous voir jouer et rire comme de coutume. A présent, il n’y a plus moyen de vous le cacher, puisque c’est demain que nous partons.
–Demain!… Oh! non, je ne partirai pas. On ne me forcera pas à partir! Pourquoi est-ce que papa veut me renvoyer? Je ne lui ai point fait de chagrin, il ne m’a jamais grondée. Je vais aller vers lui, et je lui dirai que je.
–Ecoutez, Mademoiselle Rosa, il faut tout vous dire. Votre papa voudrait bien ne pas se séparer de vous, car il vous aime plus que quoi que ce soit au monde; mais il ne peut faire autrement. Il était riche, il y a quelques jours, il pouvait vous accorder toutes vos fantaisies; mais il a perdu toute sa fortune, et il va la refaire dans un pays étranger où l’on ramasse l’or par poignées. Il reviendra, et vous serez encore riche et heureuse. Vous aurez des robes plus belles que celles de toutes vos amies.
–Qu’est-ce que cela me fait, s’il me faut quitter papa maintenant! s’écria Rosa qui avait écouté ce discours avec un mélange d’impatience et d’étonnement. Est-ce qu’il ne devrait pas savoir que j’aime mieux n’avoir qu’une robe de cotonnade et être avec lui? Vite, vite, ma bonne, ôte-moi ce corsage et laisse-moi aller!
Avant que sa jolie robe de cachemire d’Ecosse rose eût été agrafée du haut en bas Rosa avait glissé entre les mains de sa bonne et s’était élancée hors de la chambre.
Dans une autre pièce du même appartement, un homme encore jeune était assis d’un air soucieux devant un lourd bureau aux innombrables tiroirs. Pour la centième fois depuis quelques jours il venait de refaire un calcul qui, pour la centième fois, avait abouti à cette conclusion: Je n’ai plus rien, il ne me reste qu’à partir.–Il jeta un regard attristé tout autour de cet appartement qu’il occupait depuis bien des années et où il avait connu de grandes joies et une bien grande douleur, car c’était là qu’était morte la mère de Rosa, peu de temps après la naissance de cette unique enfant. Il tint un moment les yeux fixés sur son portrait suspendu au-dessus du fauteuil qu’autrefois elle venait souvent occuper près de lui pendant ses heures de travail; puis il les détourna avec amertume en pensant que, s’il pouvait emporter cette image sans vie de celle qu’il avait tant aimée, son image vivante, son enfant, devait rester en arrière. Son cœur se serra si péniblement qu’il eût donné beaucoup pour pouvoir verser quelques larmes; mais ce soulagement ne lui fut pas accordé, et cachant sa figure dans ses mains, il resta longtemps absorbé dans une lutte douloureuse.
La porte s’ouvrit brusquement, et Rosa s’arrêta sur le seuil, retenue dans son élan impétueux par l’expression de son père.
–Que veux-tu, mon enfant? demanda celui-ci en relevant la tête, ce n’est pas le moment de me déranger.
Sans se laisser intimider par un accueil sévère auquel elle n’était point habituée, Rosa courut à son père, passa ses deux bras autour de son cou, et attirant sa tête à son niveau pour mieux plonger dans les siens ses deux grands yeux encore humides de larmes, elle s’écria:
–Papa, dites que ce n’est pas vrai! dites que vous ne voulez pas m’envoyer loin de vous! Je ne veux pas vous quitter, moi! Non, je ne vous quitterai pas quand vous êtes triste et malade.… Oui, malade, j’en suis sûre, car je ne vous ai jamais vu si pâle, et vos mains brûlent, papa. Ne suis-je plus votre petite fille que vous aimez? Comment pourriez-vous avoir le courage de me renvoyer? Oh! papa, dites vite que tout cela n’est qu’un vilain mensonge de ma bonne, et qu’elle est une méchante de m’avoir fait peur ainsi!
Tout en parlant, la petite fille s’était nichée sur les genoux de son père, avait appuyé sa tête contre sa poitrine, et le regardait avec des yeux suppliants. M. de Lastès la serra longtemps contre lui sans essayer de parler. Enfin il la repoussa doucement, et la faisant asseoir près de lui sur une chaise, comme pour lui faire comprendre qu’il ne voulait pas la traiter en enfant, mais en appeler à sa raison, il posa sa main sur sa tête:
–Ma chérie, dit-il, tu as bientôt neuf ans. Tu es en âge de savoir ce que c’est que la nécessité et le devoir. Jusqu’ici je ne t’ai demandé qu’une chose, c’était d’être heureuse; j’ai eu tort peut-être, j’aurais mieux fait d’être un peu plus sévère et de penser que la vie ne pouvait pas être pour toi un long jour de fête. Mais je crois cependant pouvoir compter sur ta raison. M’écoutes-tu, mon enfant?
–Oui, papa, répondit Rosa d’une voix ferme, en tournant vers lui un regard attentif et sérieux.
Elle s’était redressée et son visage rayonnait de fierté et de plaisir en se voyant comptée pour une personne raisonnable.
–J’ai perdu tout ce que je possédais, mon enfant, reprit M. de Lastès. Je ne puis t’expliquer comment cela s’est fait, parce que tu ne le comprendrais pas. Il te suffit de savoir que, une fois mes dettes payées, il ne me restera que le prix de mon passage en Amérique et la somme nécessaire pour entreprendre de reconstruire ma fortune.
–Mais pourquoi ne m’emmenez-vous pas, papa?
–Mon enfant, c’est impossible. Une fois là-bas, je ne vivrai pas comme ici; je n’aurai pas de maison à moi, pas de voiture, pas de domestiques. Ta bonne, à elle seule, serait pour moi un surcroît de dépenses que je ne puis me permettre.
–Mais je me passerai de ma bonne, dit résolûment Rosa; je vous assure, papa, que je le puis. L’autre jour j’ai essayé, pour m’amuser, de m’habiller seule, et je suis parvenue à tout agrafer, excepté le dernier bouton de ma robe.
–Ma chère enfant, je ne doute pas de ton adresse et de ta bonne volonté; mais en admettant que tu puisses t’habiller seule et te servir toi-même, que ferais-tu pendant les longues journées que tu passerais abandonnée, tandis que je serais occupé? Crois-tu que cela me donnerait beaucoup de courage et de liberté d’esprit de sentir ma petite fille seule dans un pays étranger, où je n’aurais personne à qui la confier?
Rosa baissa la tête, car elle comprit que cet argument était sans réplique.
–Et où irai-je? demanda-t-elle d’une voix soumise.
–Voilà ce qui me reste à te dire, mon enfant, reprit M. de Lastès, en l’attirant de nouveau sur ses genoux, tandis qu’il prenait ses deux mains dans l’une des siennes. J’ai une tante que je n’ai pas