Il plongea la tête dans ses bras croisés sur le pupitre et continua à sangloter. On heurta la vitre du guichet-guillotine. L’enfant ne bougea pas. Ce fut à peine s’il entendit le bruit des verrous qu’on tirait, de la porte qu’on venait d’ouvrir. Séguin pénétra dans la cellule. Jamais il n’avait vu pleurer «ce pensionnaire» qu’il considérait comme un têtu au cœur dur, à l’esprit sournois. Il fut étonné, se persuada que Gendrevin parlait sincèrement tout à l’heure quand il avait protesté de son innocence. Le vieux se dérida, prit sa bonne mine des dimanches, et frappant sur l’épaule de l’enfant, il le regarda de ses yeux bleus très doux, indulgents comme le regard des saints dans les miniatures des manuscrits gothiques.
–Allons! dit Séguin, il faut travailler.
Je... ne peux pas, je ne... peux pas, répliqua Gendrevin avec un bredouillement de paroles mouillées par les pleurs.
–Pourquoi? Qu’y a-t-il?... Voyons, parlez.
Mais il fut impossible au séquestré de répondre. Un tremblement nerveux le secouait. Ses larmes qu’il essayait de sécher avec son mouchoir coulaient plus fort que jamais, bordaient ses paupières d’un rose de blépharite, obscurcissaient sa voix. Au lieu d’émettre des mots, le prisonnier hoquetait des sanglots. Séguin était très embarrassé. Qu’allait-il devenir avec ce pleurnicheur? Enfin il prit une détermination:
–Sortez, commanda-t-il.
Gendrevin retira ses jambes du banc-pupitre dans lequel il était emboîté et rentra avec le vieux dans la salle des arrêts. Instinctivement il se dirigea vers un poêle de fonte placé au centre de cette pièce, s’en approcha et chauffa ses pieds. Encore humides de neige, les gros souliers de l’enfant séchèrent au feu et de leur extrémité s’échappait une légère et fine buée. La chaleur remit un peu Gendrevin. Ses sanglots furent moins précipités, ses larmes moins abondantes. Seule l’angoisse qui lui tenaillait la gorge persistait à le torturer. Il avait très soif. Une migraine épouvantable continuait à marteler son cerveau et ses tempes battaient furieusement la charge sur ses paupières alourdies et gonflées. Le charbon qui brûlait dans le poêle empestait. Son odeur âcre augmentait encore les douleurs cérébrales de l’écolier dont la face était maintenant rouge et congestionnée.
Les bras croisés, le regard fixé sur l’enfant, Séguin attendit qu’il fût un peu calme et il lui demanda:
–Eh bien! ça va-t-il mieux?
Gendrevin fit un signe de tête négatif et répondit.
–Non, j’ai mal.
–Où souffrez-vous?
–Je ne sais pas... Partout. Ici et là.
Il avait désigné sa tête et sa gorge. Le vieux Cerbère mit sa main droite sur le front du lycéen et dit:
–C’est vrai, vous avez trop chaud par là. Mais nom de nom! pourquoi êtes-vous venu vous rôtir au poêle?
–Oh! m’sieu, j’avais les pieds gelés.
–Vous me donnez peut-être là encore une de vos –bonnes raisons, monsieur Gendrevin. Avec vous on ne peut jamais avoir le dernier mot. Mais maintenant que vous êtes un peu remis, vous allez rentrer en cage et travailler, n’est-ce pas?
L’écolier ne répondit rien et se laissa passivement enfermer de nouveau. Il s’assit, ouvrit son Virgile, régla du papier qu’il divisa en six colonnes verticales et commença son pensum. Tout d’abord il essaya de scander correctement les vers de l’Enéide. D’une écriture moyenne, carrée et régulière il écrivait chaque pied de l’hexamètre et traçait au-dessus des syllabes les traits inflexibles désignant les longues ou les crochets qui panachent les brèves. Quand il eut indiqué ainsi la métrique des vingt-cinq premiers vers, comme sa page était finie, il la laissa sécher, mit sa tête lourde de migraine sur son coude et rumina de nouveau l’injustice des maîtres, le long martyre de l’internat, le dégoût profond de l’existence. Tout en mâchant ses rancunes sans pouvoir les digérer, Gendrevin fixait du regard le mur de sa cellule, un mur gris, constellé d’éclaboussures d’encre, couvert çà et là des maximes de prisonniers. Quelques-unes de ces pensées. d’Epictètes en uniforme avaient été grattées par le vigilant Séguin, mais profondément incrustées dans le plâtre à l’aide d’un bec de plume ou d’un canif caché dans les souliers des séquestrés, elles demeuraient lisibles. Un révolté anonyme avait écrit: Mort aux pions; un autre, un sentimental: J’aime Blanche d’Antigny; un troisième, évidemment un admirateur de la poésie utilitaire et républicaine avait laissé à ses successeurs le soin de méditer cette épigramme:
Des deux Napoléons les gloires sont égales,
Bien qu’ils aient employé des moyens inégaux.
L’un prit des ennemis toutes les capitales;
L’autre de ses sujets prend tous les capitaux.
A côté de ces vers mal rimés, mais incrustés dans le mur, une maxime probablement incomplète puisque les deux lignes dernières avaient été soigneusement grattées énonçait ceci: La vie est un désert. Puis c’étaient des noms et parfois des dates. Plainchamp, de Lithorel, 16juin1865, Lévy-Schowb, Jean-Nicias Philolaos, Dansel. Ce dernier vocable était répété à trois ou quatre endroits différents. En relisant ces noms, Gendrevin évoquait le souvenir de camarades plus âgés que lui qu’il avait connus à son entrée au lycée d’où ils s’étaient fait chasser. Tel Jean Nicias Philolaos un Grec superbe qui, en rhétorique, avait failli assommer le surveillant de la troisième étude. Tel encore Ange de Lithorel un candidat à Saint-Cyr. C’était lui qui avait fomenté la fameuse révolte de1866à la suite de laquelle on licencia les classes supérieures du lycée et l’on expulsa dix-huit rebelles. Certes maintenant ces deux insoumis étaient bien heureux et Gendrevin enviait le Grec retourné dans ses montagnes natales, le futur officier aujourd’hui engagé volontaire dans l’infanterie de marine. C’étaient des braves, des hommes. Ils avaient secoué l’esclavage, au moins. Leurs parents avaient compris les misères de cette vie • d’interne. Mais lui, Gendrevin s’il était mis injustement à la porte dans vingt-quatre heures, serait plus impitoyablement incarcéré le lendemain. Au lycée succéderait peut-être le bahut, l’institution où les enfants sont obligés de dérober du pain tant ils sont affamés, la maison du marchand de soupe où des pions de dernière catégorie sirotent de l’absinthe, derrière leurs pupitres, durant les études.
Le prisonnier se remit à la tâche. Mais, cette fois, il ne fit aucune attention au rhythme des hexamètres. A quoi lui aurait servi de rédiger proprement son pensum puisque demain peut-être il serait expulsé du lycée? D’ailleurs, il ne se sentait pas la force de travailler. Son mal de tête augmentait. Des brouillards lui passaient devant les yeux. La plume tremblait entre ses doigts. Le froid recommençait à geler ses pieds et ses jambes. Sa gorge le faisait tellement souffrir qu’il étouffait une envie de crier en avalant sa salive. 11éprouvait toujours une soif ardente.
Des horloges sonnèrent quatre heures. Leurs sons se croisèrent et un écho répéta leurs vibrations métalliques. Très affaibli, le roulement du tambour qui annonçait la fin de la classe, en bas, dans la cour, monta: jusqu’aux oreilles de Gendrevin. Le prisonnier éprouva un besoin de respirer, une nécessité impérieuse de se rafraîchir la tête. Il crut qu’elle allait éclater tant il souffrait. Aussitôt, il profita du bruit extérieur pour violer le règlement et, montant sur le banc du pupitre, il ouvrit la lucarne qui éclairait sa cellule. Une bouffée d’air très frais, presque glacial pénétra dans la prison, mit un peu de froid sur les joues de l’adolescent dont le visage était appliqué aux inutiles