Ceux de mathématiques spéciales marchèrent d’abord. Il y avait parmi ces futurs polytechniciens des gaillards qui étaient déjà des hommes, deux ou trois portaient des lunettes, un autre étalait sur sa tunique une barbe noire de jeune fleuve oriental, un dernier était en petite tenue de lignard, sa culotte rouge ressortit violemment sur le fond d’ocre des murs du couloir. Puis vinrent, accompagnés d’un pion presque propre, les élèves de mathématiques élémentaires dont quelques-uns avec leurs moustaches naissantes qu’ils tordillaient prétentieusement se donnaient des attitudes anticipées de capitaine Clavaroche. Entre tous, un nègre superbe avait sous sa toison de mérinos une face cirée dans laquelle roulaient des yeux blancs. Les rhétoriciens et les élèves de seconde s’avancèrent ensuite, conduits par trois maîtres répétiteurs dont deux, des étudiants condamnés à temps au bagne universitaire, étaient incolores, inodores et insipides. Leur collègue, celui qui menait les collégiens de seconde, semblait en revanche un vieux bon enfant qui laissait bavarder à mi-voix les petits prisonniers.
Dansel s’était placé derrière Lordereau, au second rang des élèves de la sixième étude. A mesure que défilaient les pensionnaires des autres classes, il adressait quelques mots à l’un ou à l’autre. Les grands surtout excitaient son enthousiasme. Il entretenait de préférence des "relations avec les futurs Saint-Cyriens et les philosophes, à cette heure au cours de langues vivantes. Dansel accordait tout au plus son estime aux rhétoriciens. C’est à peine s’il lança une ou deux polissonneries à ces dadais dont certains passèrent, la bouche ouverte niaisement, l’œil vague et les pieds faisant grincer le sol briqueté. D’autres portaient sur eux la marque plus visible des tourments de la croissance. L’acné salissait leur visage de pustules entourées d’auréoles roses ou livides qui couronnaient leurs fronts ou grossissaient leurs nez.
–Suivez! commanda M. Bisson.
Aussitôt, séparés de leurs camarades de la cinquième étude par une distance d’un mètre et demi, Thierron et Lordereau se mirent en marche. A la queue-leuleu, les autres emboîtèrent le pas. Au milieu des rangs, Gendrevin traînait les pieds.
–Gendrevin! serrez, s’écria le sous-maître. Puis comme Thierron et Lordereau, faisaient de grandes enjambées, M. Bisson reprit: «Pas si vite, en tête!»
Les enfants sautèrent trois marches qui servaient de perron à la porte d’entrée des études et ils se trouvèrent dans une vaste cour où gelaient des marronniers chétifs. La neige formait au centre de ce préau une nappe aux irisations de diamant sous l’éclat d’un pâle soleil hivernal. Des deux côtés, aux endroits où avaient piétiné les lycéens, des amas de boue d’un blanc sale se convertissaient peu à peu en flaques d’eau. La cour était limitée par quatre lourds corps de bâtiment rectangulaires et à cinq étages. Au rez-de-chaussée, les études du grand collège faisaient face aux salles de classe. Chacune de celles-ci était désignée par des lettres noires qui se détachaient sur le fond gris du mur. Les mots suivants se succédaient dans toute la longueur du bâtiment: Mathématiques spéciales, Mathématiques élémentaires, Philosophie, Rhétorique, Seconde, Troisième A, Troisième B.A l’extrémité de la cour, les cabinets de physique et de chimie étaient éclairés par d’immenses fenêtres à travers lesquelles on apercevait la roue en verre d’une machine électrique et des amoncellements d’éprouvettes, de vases poreux et de flacons à demi pleins de cristaux ou de sels. Presque à l’angle des études, la salle réservée à l’histoire naturelle était plus sombre, plus étroite. La porte entr’ouverte de cette pièce laissait apercevoir un squelette pendu à un support. La tête de mort avait un large sourire sceptique qui mettait une pointe d’ironie dans la solennité nulle des choses ambiantes. A l’autre extrémité de la cour, trois immenses portes vitrées étaient surmontées de ces inscriptions: Vestiaire, Parloir, Lingerie. Au premier et au second, se trouvaient les appartements du censeur, du proviseur et de l’économe. Les croisées de ces logis étaient garnies de rideaux de mousseline de damas ou de reps dont les couleurs sobres, un peu fanées inspiraient l’idée d’une bourgeoisie pauvrette et proprette. Les étages supérieurs des classes et des études étaient occupés par les dortoirs. Point de volets aux fenêtres. Mais des grillages de fils de fer qui donnaient à cette partie de la maison un faux air de gigantesque cage à serins.
Dans la cour, une idée folle traversa la cervelle de Lordereau. Au lieu de faire le tour du préau comme le prescrivait le règlement, il obligea Thierron à traverser directement. Toute la sixième étude suivit, pataugeant avec joie dans la neige, la maculant des clous de souliers.
–Prenez donc par la droite, les deux premiers, fit rageusement M. Bisson. En voilà une idée, par exemple!
Ils obéirent, mais avec une mauvaise volonté évidente. Ils obligèrent leurs camarades à tracer un long zigzag dans la neige. Dansel trouvait cela drôle. Ce manège lui rappelait l’exercice du serpent auquel on dressait les lycéens pendant les heures consacrées à la gymnastique. Sur le pas des portes de classes, des élèves flâneurs ou retardataires contemplaient avec une joie profonde la sixième étude qui s’amusait.
–Lordereau et Thierron, cria le surveillant, deux heures de retenue.
En même temps, il courut à la tête pour remettre les deux chefs de file dans la bonne voie. A peine était-il arrivé à son but qu’une boule de neige serrée, dense et drue vint s’abattre sur son chapeau et le fit presque culbuter. Il y eut un rire général parmi les élèves. Les rhétoriciens dont le professeur était en retard s’entassèrent à la porte de leur classe appelés par deux ou trois d’entre eux, premiers témoins de la mésaventure du pion. Celui-ci avait commandé, halte! s’était immédiatement retourné, cherchant à connaître l’auteur du délit. Ses regards rencontrèrent du premier coup les yeux durs et presque mauvais de Gendrevin qui le fixaient avec effronterie. Il alla à l’enfant:
–C’est vous, clama-t-il en secouant le bras droit du lycéen, c’est vous! J’en suis sûr.
Gendrevin se dégagea brusquement, prit une attitude défensive et cria:
–Ne me touchez pas!
–Je vous dis que c’est vous.
–Moi? Prouvez-le.
–J’en suis sûr. Je vous connais, monsieur Gendrevin, vous êtes capable de tout.
–Eh bien! ce n’est pas moi. Laissez-moi tranquille maintenant, n’est-ce pas?
–M. le surveillant général, appela M. Bisson qui venait de voir sortir du parloir un gros homme apoplectique à la face congestionnée où une barbe grise et peu fournie formait des plaques sales.
Le surveillant général roula plutôt qu’il ne marcha vers le maître d’étude. Il tenait en main un fort trousseau de clefs qui sonnèrent son approche. Sans laisser à son supérieur le temps de placer une question, le maître d’étude parlait, parlait. Il usait d’une éloquence indignée, mais toujours solennelle pour raconter le méfait. Ses yeux, son menton, ses doigts, ses paroles désignaient Gendrevin. L’enfant serrait les poings et, devenu blême, ripostait à chacune des accusations du maître d’étude:
–Ce n’est’pas moi, ce n’est pas moi.
–Gendrevin, souffla le surveillant général, faites-moi le plaisir de me suivre. Vous m’adresserez un rapport écrit, n’est-ce pas? monsieur Bisson.
–Mais je vous jure, monsieur Desmarais, je vous jure que ce n’est pas moi, répétait Gendrevin. Vous pouvez demander à Klopfstein. J’étais avec lui en rang. Il vous dira bien si je me suis même baissé pour prendre de la neige.
Les autres élèves cependant entraient en classe et l’enfant put entendre la voix de M. Lebrègue, le professeur de troisième A, qui reprochait aux collégiens leur perpétuelle arrivée en retard. Gendrevin persistait dans ses dénégations.