Le paysan ne parlait pas français. Il cherchait à expliquer ses intentions bienveillantes, montrait la machine, puis étendait le bras vers la vallée. Mais tout cela était lettre morte pour Landry, dont la mimique désespérée n'était, d'ailleurs, pas mieux comprise. Il savait qu'il n'y avait pas de mécanicien aux environs; il fallait télégraphier à son chauffeur, et faire descendre la voiture jusqu'à la gare la plus proche. Mais ses contusions le faisaient souffrir et, quand il voulut marcher, il lui sembla que les montagnes l'enserraient dans une ronde fantastique, tandis que ses jambes tremblantes se dérobaient sous lui.
Le paysan le prit par le bras et lui montra sa charrette. Les chevaux essayaient patiemment, sans y réussir, de tondre l'herbe courte qui liserait la route. Renonçant à d'autres explications, le charbonnier prit Landry dans ses bras comme s'il eût été un enfant, et le jucha sur un sac, tandis que lui-même se plaçait à la tête de ses chevaux et reprenait le chemin de son village.
Si las et si étourdi que fût Landry, il était encore capable de sentir le côté comique de sa situation, mais non pas de s'en amuser. Profondément mortifié de devoir abandonner sur la bruyère son auto à demi brisé et de s'en aller, jeté sur un sac de charbon, vers un inconnu à tout prendre peu réjouissant, il se promit de ne faire connaître ni à sa mère, ni à son cousin Séverin, l'incident désagréable qui donnerait une triste idée de sa prudence ou de son habileté. Et ce fut dans une disposition d'esprit singulièrement assombrie qu'il descendit la montagne gravie, quelques heures auparavant, avec tant d'entrain et d'enivrement.
C'était cependant l'heure qu'il aimait: la fin du jour. L'odeur du thym devenait plus pénétrante sous la brise qui s'élevait. Le ciel était coloré des nuances les plus riches. Les nuages ourlés d'or offraient des aspects étranges, changeant à toute minute. C'étaient des villes fantastiques, avec des bastions, des murs crénelés; c'étaient, l'instant d'après, des montagnes, des frondaisons, de profondes vallées, puis des lacs aux pâles reflets verts, avec les îles gris perle, des rivages accidentés, et, au loin, des lueurs d'incendie. Tout cela se reflétait sur la montagne. La petite chapelle de Saint-Michel se détachait en sombre sur un fond d'or, et la bruyère s'irradiait de lueurs pourpres, tandis que, sur les pentes et au loin, sur la mer, les grandes ombres des nuages gris semblaient étendre des bras gigantesques, ou des ailes immenses et mouvantes. Et au-dessous, un brouillard froid montait de la vallée, déjà envahie par le crépuscule, ouatant les contours, rendant imprécises et tremblantes les silhouettes des clochers, et laissant à peine distinguer les reflets d'acier d'une rivière lointaine où s'était, tantôt, miré le soleil.
Les couleurs du ciel pâlirent; le pourpre s'effaça en un rose et en un lilas très doux, l'ombre gagna même les sommets où s'était attardée la lumière, et au zénith, qui devenait d'un bleu sombre, une étoile s'alluma.
Le rustique équipage continuait à descendre d'une lente allure, le pas égal du charretier ne se lassant point. Semblant indifférent au site désolé comme aux splendeurs du soleil couchant, il ne se retournait même pas vers l'étranger qu'il avait recueilli. Il semblait à Landry qu'il allait s'enfonçant dans la nuit. Une heure avait passé, lui paraissant terriblement longue. Les sommets dont il s'éloignait se dressaient maintenant très sombres, très sévères, et au-dessous de lui, à travers les lacets de la route, il entrevoyait vaguement, comme au fond d'un abîme, un amas de toits d'ardoise et de chaume, du milieu desquels s'élançait un clocher aigu.
Alors, quelques arbres rabougris se montrèrent sur les talus, avec des haies d'ajoncs limitant de maigres champs d'orge ou de blé noir. Puis des chaumières parurent sur la route; Landry pouvait encore distinguer leurs portes au cintre de pierre. L'une d'elles avait des murs égayés de roses trémières d'un rouge profond, et de tournesols flamboyants.
Landry était venu deux ou trois fois dans ce village. Un dimanche, il avait entendu la grand'messe dans l'église gothique datant du xve siècle, où un jubé de pierre bleue finement découpée lui avait causé des distractions. Il éprouvait déjà un soulagement à la pensée de pouvoir parler français à l'aubergiste ou au recteur, lorsque la charrette, se détournant de la grande route, prit un chemin de traverse et s'éloigna du village.
Landry se souleva sur son dur coussin, et pria le conducteur de le laisser descendre. Mais un flot de paroles bretonnes l'arrêta, tandis, que d'un geste assuré, le paysan étendait son fouet vers une masse sombre, à peu de distance. C'était un bouquet d'arbres relié à une avenue, et à côté duquel s'élevaient des toits d'ardoise et une mince tourelle en poivrière.
Landry reprit espoir et patience. Quelques minutes après, la charrette s'engageait dans la rustique avenue creusée d'ornières et bordée d'ajoncs, puis s'arrêtait devant une grille de bois derrière laquelle la nuit ne laissait distinguer que confusément des bâtiments irréguliers, un toit monumental, et le sommet pointu de la tourelle.
Il voulut descendre; mais maintenant, il ressentait de vives douleurs. Le paysan, cependant, s'était dirigé à travers la cour jusqu'à la maison. Il en revint presque immédiatement, accompagné d'un homme de haute taille, portant une veste de paysan et un chapeau rond entouré d'un ruban de velours.
—Un accident d'automobile? dit-il en français, s'adressant à Landry.
—Oh! quel soulagement de pouvoir enfin se faire comprendre! s'écria celui-ci. Ce brave homme m'a été très secourable, mais nous ne nous entendions pas.... Voulez-vous, mon ami, lui demander de me conduire à l'auberge, où j'ai hâte de trouver un lit, quel qu'il soit?
—Yvon Magadec a fait preuve d'intelligence en vous amenant chez moi, dit le nouveau venu avec une courtoisie mêlée de dignité. Je suis le maire de Lanrouara, et comme un de mes fils possède un auto, il a pensé que je pourrais vous venir en aide mieux qu'un autre.
Tout ceci avait été dit en bon français, bien que d'une voix rude et avec un fort accent breton. Un peu confus de la liberté avec laquelle il avait appelé «mon ami» le premier fonctionnaire de l'endroit, Landry balbutia des excuses, puis renouvela sa demande d'être conduit à l'auberge.
—Le meilleur lit de Seïzan Lecoz ne vous reposerait guère, après une pareille secousse. Puisque Yvon vous a conduit chez moi, faites-moi le plaisir d'y rester, au moins jusqu'à demain.... Yvon, aide mon hôte à descendre, ajouta-t-il en breton.
Avant que Landry eût pu protester, il le reçut comme un bébé des bras robustes du charbonnier, et le porta, tout étourdi, dans une chambre sombre, tout en demandant, d'une voix de stentor, qu'en apportât «des chandelles».
Ce fut, en effet, une longue et mince chandelle de suif qui fit son apparition dans un chandelier de cuivre, tenu à bout de bras par une vieille paysanne en coiffe d'indienne lilas. Cette faible lumière ne suffisait pas à dissiper les ténèbres de la chambre inconnue où se trouvait Landry; il put seulement soupçonner qu'elle était différente de ce qu'il s'était attendu à trouver d'après le costume et les allures de son hôte.
—Je voudrais dédommager le brave homme qui m'a conduit ici de la peine qu'il a prise, dit-il, et du détour qu'il a fait pour m'amener dans votre maison hospitalière, Monsieur....
—C'est juste, dit le maire laconiquement.
Et il appela de sa forte voix:
—Yvon Magadec!
Le charretier parut à la porte, s'essuyant les lèvres sur sa manche de bure; il venait évidemment de prendre sa part de l'hospitalité du maire.
—Voulez-vous, Monsieur, lui dire que je le remercie mille fois, et que je lui serai obligé d'accepter ceci?...
Il avait ouvert son porte-monnaie, et tendait deux pièces au paysan. Celui-ci les prit simplement, en portant la main à son chapeau, et quitta la chambre avec le maire.
Si ce n'eussent été les meurtrissures qui lui donnaient l'impression d'avoir le corps brisé, et l'espèce de vide qu'il sentait au cerveau, Landry eût trouvé l'aventure pittoresque. Ses yeux s'accoutumaient à l'obscurité; il distinguait les