LE DOCTEUR. Je dois avouer qu’aujourd’hui je ne suis pas du tout en forme…
IRÈNE. Stop. Vous avez tout bonnement besoin qu’une douce main féminine s’occupe de vous, voilà tout. Avez-vous une femme ?
LE DOCTEUR. Une femme ? (Il réfléchit.) Je ne m’en souviens pas… que dis-je ? Bien sûr que je me rappelle. Je suis veuf, depuis des années. Mes enfants sont adultes, ils ne vivent pas avec moi. Je suis tout à fait seul… Vous savez, j’envie même votre mari. Moi aussi je jetterais tout aux oubliettes avec joie : la solitude, le travail éreintant, les inspecteurs des impôts, les collègues envieux, les patients entêtés avec leurs éternelles plaintes et maladies, et aussi du même coup mes propres maladies. Ne penser à rien, ne rien se rappeler, rester assis à côté d’une belle femme à boire un verre de cognac, tout oublier et ne jouir que de la minute présente…
IRÈNE. Eh bien, vivez le présent. Remettez à plus tard vos considérations, et maintenant laissez-vous aller à la joie de vivre. (Elle lève son verre.) À votre santé et à vos succès ! Au bonheur !
LE DOCTEUR. Merci. Je me sens si à l’aise avec vous. Il émane de vous une certaine lumière. Vous êtes, sûrement, très heureuse. (Il la prend par la main.)
IRÈNE. (Sans retirer sa main.) N’allez pas croire que j’ai une vie facile. Moi aussi, je sais ce qu’est la solitude.
LE DOCTEUR. Mais vous avez Michel.
IRÈNE. (L’air inquiet.) À propos, il faut vérifier s’il n’est pas parti. (Elle sort et très vite revient.)
LE DOCTEUR. Il n’a pas bougé ?
IRÈNE. Non.
LE DOCTEUR. Dommage.
IRÈNE. Je dois y aller. J’appelle un taxi et j’emmène Michel .
LE DOCTEUR. Notre rendez-vous d’aujourd’hui tient toujours ?
IRÈNE. Si vous ne changez pas d’avis et si vous n’oubliez pas.
LE DOCTEUR. (Avec flamme.) Moi, oublier ? Mais je… (Se remémorant la soudaine et étrange amnésie dont il avait été frappé.) Je vais le noter. À tout hasard. (Il écrit dans son agenda.)
IRÈNE. (Se levant.) Et n’oubliez pas de préparer la fiche médicale et le certificat médical.
LE DOCTEUR. Pour vous, je ferai tout ce qui vous plaira. Je vous raccompagne ?
IRÈNE. Non, merci.
IRÈNE sort. LE DOCTEUR, requinqué, s’assoit devant son ordinateur. Entre L’HOMME. Il se conduit tout à fait autrement que lors de la première fois. Ses manières sont pleines d’assurance et de résolution.
LE DOCTEUR. Encore vous ?
L’HOMME. Comme vous le voyez.
LE DOCTEUR. Que voulez-vous de moi ?
L’HOMME. Je mène une petite enquête privée.
LE DOCTEUR. J’avais tout de suite compris que vous étiez détective.
L’HOMME. Je ne suis pas détective. Je suis du fisc.
LE DOCTEUR. Si vous êtes inspecteur des impôts, présentez vos documents.
L’HOMME. (Sèchement.) Où est Irène ?
LE DOCTEUR. Hélas, je ne vous serai d’aucune utilité. Comme vous le voyez, elle n’est pas là.
L’HOMME. Je l’ai bien vue entrer ici, il y a vingt minutes.
LE DOCTEUR. Mais vous ne l’avez pas vue partir, il y a une minute.
L’HOMME. Elle reviendra ?
LE DOCTEUR. Je ne sais pas. Que lui voulez-vous ?
L’HOMME. C’est quelque chose que je n’ai pas le droit de vous dire.
LE DOCTEUR. Pas le droit, eh bien, ne le dites pas. Au plaisir de vous revoir.
L’HOMME. Il me faut la trouver d’urgence, vous comprenez ? C’est une question de vie et de mort.
LE DOCTEUR. Vous n’êtes pas dans une agence de détective. Aussi, cherchez-la dehors. Et, s’il vous plaît, ne me faites pas perdre mon temps. Au fait, les consultations dans mon cabinet sont très onéreuses.
L’HOMME. Je suis prêt à payer, si vous m’aidez à la retrouver.
LE DOCTEUR. Je ne prends pas de pots-de-vin.
L’HOMME. Non !?
LE DOCTEUR. Je reçois des honoraires.
L’HOMME. Mais je suis prêt à vous verser des honoraires.
LE DOCTEUR. Je ne les perçois qu’en échange d’un traitement et non pas en échange de renseignements donnés. Je vous souhaite de réussir, et ne m’empêchez pas de travailler. Je ne reçois que sur rendez-vous. (Il entraîne poliment L’Homme vers la sortie de secours.) Je vous en prie. Non, pas par cette porte. Par celle-ci, n’entrent que mes malades.
L’HOMME. Bon, dans ce cas, je vous enverrai vraiment l’inspecteur des impôts. (Il regarde attentivement le Docteur.) Non, vous avez eu peur ?
LE DOCTEUR. Pas tellement.
L’HOMME. Vous devriez. Je suis sûr que vous n’aimez pas payer des impôts.
LE DOCTEUR. Moi je n’aime pas ?
L’HOMME. Vous.
LE DOCTEUR. Moi ?!
L’HOMME. Vous.
LE DOCTEUR. Et alors ? Et qui aime ça ?
L’HOMME. Et si nous organisions un petit contrôle ?
LE DOCTEUR. Faites, donc. Je sais bien cacher mes revenus.
L’HOMME. Et moi, je sais bien les retrouver.
LE DOCTEUR. Cessez de me menacer. Je vous l’ai dit, je ne crains pas les contrôles.
L’HOMME. Parce que vous ne prenez pas de pots-de-vin ?
LE DOCTEUR. Non. Parce que je les donne. Au plaisir de vous revoir.
L’HOMME. (Changeant de ton.) Docteur, vous le savez bien, l’affaire que j’ai en ce moment est strictement personnelle, elle n’a aucun rapport avec la médecine, ni avec le fisc. J’ai besoin d’Irène.
LE DOCTEUR. Au revoir. La porte de sortie est ici.
L’HOMME. (S’attardant au moment de sortir.) Docteur, pourquoi, tout de même, vient-elle vous voir ? Il y a quelque chose entre vous ?
LE DOCTEUR. Cela ne vous regarde en aucune façon.
L’HOMME. Serait-elle malade ?
LE DOCTEUR. Aucun détail concernant mes visiteurs, malades ou bien portants, ne franchit les limites de ce cabinet.
L’HOMME. (D’un ton sec, presque menaçant.) Parfait. Cependant, je sens qu’il y a un lien entre vous et je pense qu’il est de mon devoir de vous prévenir : soyez prudent.
LE DOCTEUR. Dans quel sens ?
LE DOCTEUR. Dans tous les sens. Elle s’est oubliée et elle-même ne comprend pas ce qu’elle fait. (Il se dirige vers la sortie.) Si, malgré tout, vous la voyez, dites-lui que j’essaierai de la voir à la maison, et si je ne l’y trouve pas, que je reviendrai ici.
LE DOCTEUR. Je ne pense pas que je vous laisserai entrer.
L’HOMME. Et moi, je ne pense pas que je vous en demanderai l’autorisation.
L’HOMME part. LE DOCTEUR se rassoit devant son ordinateur. IRÈNE revient.
IRÈNE. Vous n’en avez toujours pas assez de moi ?
LE DOCTEUR. Le taxi est déjà là ?
IRÈNE.