Personnages
LE DOCTEUR
MICHEL
JEANNE
IRÈNE
L’HOMME
L’âge des personnages n’est pas d’une importance décisive. Il est fort probable qu’ils aient la quarantaine, le Docteur et l’Homme étant un peu plus (ou beaucoup plus) âgés.
ACTE I
Le cabinet d’un Docteur richement meublé, rappelant un salon élégant plutôt qu’une salle médicale stérile. Dans un confortable fauteuil, derrière son bureau, s’est installé le Docteur en personne, un homme dans la fleur de l’âge bien habillé, qui en impose et très sûr de lui. Entre un Visiteur.
LE VISITEUR. Docteur, je souffre d’amnésie.
LE DOCTEUR. Depuis quand ?
LE VISITEUR. « Depuis quand quoi » ?
LE DOCTEUR. Depuis quand souffrez-vous d’amnésie ?
LE VISITEUR. (Mettant son esprit à la torture.) Je ne m’en souviens pas.
LE DOCTEUR. Bien. Je veux dire : c’est très mauvais. Mais rien n’est irréparable. L’essentiel est que vous soyez venu voir le bon médecin. Celui qui vous guérira. Des médecins qui soignent, on n’en trouve pas tant que ça. Et qui guérissent, pas du tout. Établissons, comme il se doit, une fiche médicale. (Il commence à entrer les données dans l’ordinateur.) Et donc, vous souffrez d’amnésie.
LE VISITEUR. Comment le savez-vous ?
LE DOCTEUR. Vous venez juste de me le dire vous-même.
LE VISITEUR. Ah, oui ? C’est très regrettable. En fait, je le cache pour ne pas me créer d’ennuis.
LE DOCTEUR. Ne vous inquiétez pas, cela restera entre nous. Secret professionnel. Votre nom ?
LE VISITEUR. Mon nom ? (Mettant son esprit à la torture.) J’ai oublié.
LE DOCTEUR. (Rassurant.) Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas catastrophique. Avez-vous sur vous votre carte d’identité ou un document attestant de votre identité ?
LE VISITEUR. Oui, bien sûr. (Il fouille dans ses poches.) J’ai peur de l’avoir laissée à la maison.
LE DOCTEUR. En toute honnêteté, vous ne me facilitez pas la tâche.
LE VISITEUR. J’ignore moi-même comment c’est advenu. Je me souviens que mon nom est très courant.
LE DOCTEUR. Tâchons de nous souvenir. Nicolas, peut-être ?
LE VISITEUR. (Incertain.) Peut-être.
LE DOCTEUR. Ou Serge ?
LE VISITEUR. Je ne sais pas.
LE DOCTEUR. Et votre nom de famille ? Oublié aussi ?
LE VISITEUR. Et le nom de famille aussi. Mais ne vous inquiétez pas. Je dois avoir sur moi une note avec mon nom et mon adresse. Ma femme me glisse toujours cette note dans la poche, quand je sors. (Il cherche dans ses poches et trouve un petit papier. Triomphant.) Tenez, vous voyez ? Vous allez savoir comment je m’appelle.
LE DOCTEUR. (Il déplie et lit la note.) Voyons voir… Un numéro de téléphone… Et un nom, là. « Irène ». (Perplexe.) Mais ce n’est pas votre prénom !
LE VISITEUR. Vous êtes sûr ?
LE DOCTEUR. Et vous non ? Vous êtes un homme, enfin !
LE VISITEUR. Comment le savez-vous ? Je vous l’ai dit ?
LE DOCTEUR. Vous ne le savez pas vous-même ?
LE VISITEUR. Que je suis un homme ? Si vous l’affirmez, je vous crois. (Il réfléchit.) Si Irène n’est pas mon prénom, alors de qui est-ce le prénom ?
LE DOCTEUR. (Commençant à s’énerver.) C’est justement ce que je voulais vous demander.
LE VISITEUR. Probablement, est-ce le prénom de ma femme.
LE DOCTEUR. Que signifie « probablement » ? Vous ne vous rappelez pas le prénom de votre femme ?
LE VISITEUR. Vous vous moquez. Bien sûr, que je me le rappelle.
LE DOCTEUR. Alors, c’est elle ou non ?
LE VISITEUR. Elle, naturellement. Ma tendre, ma douce, mon aimante et adorée épouse. Vous n’allez pas le croire, mais nous nous connaissons depuis le cours préparatoire. Nous étions dans la même école. Docteur, vous souvenez-vous de votre lune de miel ?
LE DOCTEUR. (Incrédule.) Et vous ?
LE VISITEUR. Et comment ! Oh ! là là ! quel moment ça a été ! Chaque creux de son corps était encore enveloppé de mystère, chaque attouchement était encore source d’émoi et chaque nuit tenait du miracle. D’un miracle qui n’en finissait pas. Vous souvenez-vous de tout cela, docteur ?
LE DOCTEUR. (Soupirant, avec sentiment.) Qui ne s’en souvient pas ?
LE VISITEUR. Le croirez-vous, docteur, mais notre lune de miel se continue, aujourd’hui encore.
LE DOCTEUR. Donc, il vous reste quand même des bribes de souvenirs ?
LE VISITEUR. Bien sûr. Sinon, je serais un parfait crétin. Malheureusement, j’ai parfois des trous de mémoire. Des morceaux s’évanouissent. Puis refont surface. Puis s’évanouissent à nouveau et à nouveau refont surface. À nouveau s’évanouissent. À nouveau refont surface. À nouveau…
LE DOCTEUR. (L’interrompant.) J’ai compris. S’évanouissent.
LE VISITEUR. Oui. S’évanouissent. Mais globalement, j’ai une excellente mémoire.
LE DOCTEUR. Vraiment ?
LE VISITEUR. Naturellement. J’aime beaucoup la littérature, la philosophie, l’art. Avez-vous lu Hegel ?
LE DOCTEUR. Oui, quelques textes par-ci par-là.
LE VISITEUR. Vous souvenez-vous combien belle est sa manière de parler d’architecture et de sculpture ?
LE DOCTEUR. M-m-m… Et vous ?
LE VISITEUR. Bien sûr. (Avec sentiment.) « La concrétion d’idées abstraites, dans la sphère de la plastique, génère la phase de l’esprit retournant dans soi, durant laquelle, se séparant de lui-même, il est potentialisé dans la sphère de la cognition figurative de l’immanence dans la beauté. »
LE DOCTEUR. Ce sont les mots de Hegel ?
LE VISITEUR. Oui, pourquoi ?
LE DOCTEUR. Non, rien. Si c’est le cas, peut-être, vous rappelez-vous, malgré tout, comment vous vous appelez ?
LE VISITEUR. Moi ?
LE DOCTEUR. (Perdant patience.) Vous ! Pas moi, bien sûr ! Ne pouvez-vous pas faire en sorte que, d’une manière ou d’une autre, votre nom refasse surface ?
LE VISITEUR. Bien sûr. Je m’appelle… j’ai oublié.
LE DOCTEUR. Et si nous appelions votre femme, nous apprendrions votre nom avec son aide ?
LE VISITEUR. Bonne idée.
LE DOCTEUR. Qui l’appelle, vous ou moi ?
LE VISITEUR. Il vaut mieux que ce soit vous. Sinon, elle va dire mon nom et je l’oublierai de nouveau.
LE DOCTEUR. (Regardant la note, il compose le numéro et parle.) Bonjour. Puis-je parler à Irène ? Enchanté. Je vous appelle de la clinique. Je voudrais savoir comment s’appelle votre mari. Oui, je comprends, que cette