LUI. Tôt le matin.
ELLE. Donc, aujourd’hui, déjà. Aujourd’hui…
LUI. Je vois que vous êtes plongée dans la mélancolie.
ELLE. Oui… Nous sommes là à parler et le matin s’annonce, froid, gris, matin d’automne…
L’homme s’approche d’elle, par derrière, et doucement enveloppe ses épaules. Elle continue de regarder par la fenêtre.
LUI. Qu’écrivez-vous sur le carreau?
ELLE. Rien. Nos prénoms. « Serguéï plus inconnue égale amour ».
LUI. Et moi je ne connais toujours pas le prénom de cette inconnue.
ELLE. « Qui est-elle? Que veut-elle?
Seule des cieux connue?
Mais mon cœur fol appelle
Cette belle inconnue » …
(Elle le regarde.) Ou il n’est pas encore fol?
LUI. Cette romance de Glinka est belle, mais vous, encore une fois, vous n’avez pas répondu.
ELLE. Vaut-il la peine d’alourdir votre mémoire d’un nouveau nom de femme? Du reste, si vous voulez, appelez-moi Henriette.
LUI. Pourquoi Henriette?
ELLE. Pourquoi pas?
LUI. Vous vous appelez vraiment ainsi?
ELLE. Vous rappelez-vous l’histoire du célèbre bourreau des cœurs Casanova? Un jour il séduisit la belle Henriette, passa une nuit de rêve avec elle à l’hôtel vous voyez, à l’hôtel aussi lui offrit une bague avec un diamant et lui jura un amour éternel. Le matin, la jeune fille grava avec ce diamant quelques mots sur la vitre de la fenêtre, jeta la bague dans le jardin et disparut. (Elle continue à promener son doigt sur le carreau.)
LUI. Et ensuite?
ELLE. Bien des années plus tard, notre séducteur vieillissant s’arrêta par hasard dans ce même hôtel et dans cette même chambre. S’approchant de la fenêtre, il vit soudain les mots gravés avec le diamant. « Vous oublierez aussi Henriette. » Et Casanova comprit qu’effectivement il l’avait oubliée, que la vie passe, mais lui s’agite toujours autant, et toute nouvelle amour « éternelle » ne dure que quelques jours… Pareil pour vous, vous m’oublierez, vous m’oublierez plus vite que ne disparaîtront ces mots bien que je les aie écrits uniquement avec mon doigt sur un carreau embué.
LUI. (Il l’attire soudain à lui et l’embrasse.). Tu es merveilleuse… des comme toi, je n’en ai jamais rencontré… Tu es si déroutante… Si on doit se séparer dans quelques heures… Nous devons nous séparer… Mais je me souviendrai longtemps de toi, très longtemps!
ELLE. (Rayonnante de bonheur.). Enfin…
LUI. J’en ai eu envie tout le temps… Mais tu ne te donnais pas.
ELLE. Parce que tu ne voulais pas comme ça.
LUI. Et à présent je veux comme ça?
ELLE. À présent oui.
LUI. « Aimez elles répondaient », oui?
ELLE. Oui. Tu vois, comment on passe naturellement au tutoiement?
LUI. Je n’étais qu’un sot.
ELLE. Et tu le restes.
LUI. Tu n’as pas cessé de me remettre en place avec ton vouvoiement
ELLE. Parce qu’il le fallait.
LUI. Oui, j’ai eu un comportement indigne. Dis-moi, pourquoi m’as-tu accosté? Sois franche.
ELLE. Tu ne devines pas?
LUI. Non.
ELLE. Pourtant, je t’ai déjà expliqué.
LUI. S’il te plaît, ne me parle pas d’amour fou et subit. Nous ne nous connaissions pas.
ELLE. Je sais, cela n’est pas de ton goût. Tu penses, comme tout le monde, qu’une femme ne doit pas se comporter ainsi. Mais si je ne t’avais pas abordé, nous ne nous serions pas connus.
LUI. Tu as bien fait, mais qu’est-ce qui t’a décidée?
ELLE. Le fait, probablement, que je ne suis pas heureuse.
LUI. Toi non plus?
ELLE. Moi non plus. Est-ce qu’une femme comblée irait accoster un inconnu?
LUI. Et moi j’avais l’impression que tu n’arrêtais pas de me taquiner.
ELLE. Oui, je voulais que cela n’ait l’air que d’un jeu, parce qu’en réalité tout cela était sérieux. Et puis avec mes sarcasmes et ma vulgarité j’avais décidé de te faire partir… J’avais compris qu’il me serait difficile de te laisser moi-même.
LUI. C’est vrai?
ELLE. C’est vrai. Et cela m’a fait peur.
LUI. Tu m’as attiré dès le premier instant.
ELLE. Je sais. Tous les hommes sont attirés par toutes les femmes. Mais j’avais envie de quelque chose de plus grand, d’impossible.
LUI. De quoi, donc?
ELLE. Que veut toute femme? L’amour.
LUI. Eh bien, tu l’as presque obtenu.
ELLE. « Presque »? C’est donc que je n’ai rien obtenu… et au matin tu prends l’avion…
LUI. Ne pensons pas au matin. Dis-moi d’où tu viens, toute enveloppée de mystère?
ELLE. Aucun mystère, tout est banal et simple. Mais je ne dirai rien. Je veux rester dans ton souvenir la mystérieuse inconnue.
LUI. Pourquoi? Je me suis bien confessé, moi. Mais pourquoi tant de scrupules? De toute façon, nous nous séparons d’ici une heure ou deux.
ELLE. (Sur un ton de voix changé.). Avec quelle légèreté tu dis cela…
LUI. Mais nous allons bien nous séparer.
ELLE. Et il n’y a pas d’autre possibilité?
LUI. Et quelle autre possibilité peut-il encore y avoir? Le billet est acheté, le travail m’attend à la maison…
ELLE. (S’écartant de lui.). Et tu ne peux pas reporter ton départ d’un jour, d’une heure? Toute ta vie est-elle programmée et écrite jusqu’à son terme? Tu ne peux te déplacer qu’en suivant une ligne droite? Tu as peur de faire un pas à droite ou à gauche?
LUI. Je n’ai pas peur, mais…
ELLE. Non, tu as peur. Tu as peur des femmes. Tu as peur des sentiments. Tu as peur, comme tu dis, du romantisme. Tu disais que tu n’aimais pas les rencontres faciles, mais ce sont précisément ces rencontres faciles que tu préfères. Rencontres tranquilles. Qui ne te troublent pas. Qui ne changent rien. Qu’importe qu’elles ne donnent pas de joie pourvu qu’elles ne causent pas de désagréments. Sur une base raisonnable, comme en économie politique. Marchandise-argent-marchandise. Lit-argent-lit. Mais aucun amour. C’est bien ça?
LUI. « L’amour, l’amour »… Et puis après? À nouveau, la déception? À nouveau, la trahison? À nouveau, la solitude?
ELLE. Qu’est-ce que ça peut faire, ce qu’il y aura après? Ce qui compte, c’est ce qui est maintenant!
LUI. Mais je dois prendre l’avion, tu comprends bien…
ELLE. Je ne comprends pas. Pourquoi dois-tu? À qui es-tu redevable? Tu es vivant ou tu es un mécanisme d’horloge? Est-ce que ce sont les circonstances qui te mènent ou est-ce toi qui mènes ton destin?
LUI. Je ne sais pas… Je n’ai pas l’habitude de revenir sur une décision si soudainement… Et qu’est-ce que ça changera si nous nous séparons un jour plus tard?
ELLE. Qu’est-ce qui changera? Et même si rien ne