Ainsi s'alignait, dans la pénombre et le vacarme, la lourde équipe des presses, avec les éléments divers qui la composaient. C'était un petit monde à part dans la fabrique; une sorte de république avec ses lois et ses usages propres où, malgré les sympathies et les antipathies personnelles, régnait un esprit de solidarité professionnelle qui pouvait prendre à l'occasion un caractère presque hostile à l'égard des autres ouvriers. Par exemple, les «huiliers» n'étaient pas toujours fort aimables envers Pee, le meunier, que l'on voyait occupé à l'autre bout de l'atelier, auprès de ses meules grinçantes. Un peu jaloux de lui, ils ne supportaient pas très bien cette espèce de pierrot sec, qui était tout blanc de farine, alors qu'eux luisaient de graisse et d'huile. Ressentiment analogue à l'égard des deux charretiers, qui venaient là déposer ou prendre leur chargement. Mais ils en voulaient surtout à Bruun, le chauffeur, et à Miel et Siesken, les deux aides aux meules verticales, qu'ils appelaient les «cabris». Pour eux, Bruun était tout simplement un flemmard. Ils avaient la conviction intime qu'il n'en fichait pas une secousse, parce que, au fond, il n'avait rien à faire. Une machine à vapeur, voyons, ça travaillait tout seul: son unique besogne consistait à ne pas laisser s'éteindre le foyer; et pour le reste il pouvait flâner, espionner, poursuivre «La Blanche» de ses assiduités dégoûtantes. On ne se gênait pas, à l'occasion, pour lui clouer le bec en lui disant son fait, ce qui donnait alors lieu à des scènes violentes. Blême de rage concentrée, Bruun se défendait, essayait de leur faire comprendre quel savoir, quelle responsabilité signifiait la conduite d'une machine à vapeur. Mais ils lui riaient au nez; et ils le défiaient de prendre leur place à l'une des presses et de fabriquer un tourteau de colza ou de lin présentable. Pee quittait ses moulins à farine pour se mêler à la dispute; et, à leur tour, arrivaient les «cabris» demander en ricanant aux «huiliers» s'ils seraient capables de les remplacer au gros travail des meules à broyer. Siesken, l'aîné des deux «cabris», était le plus vindicatif, avec sa drôle de face poupine à barbe blonde et ses yeux très bleus, qui luisaient d'un éclat froid de porcelaine. D'une rare insolence, la discussion avec lui dégénérait très vite en rixe, ce qui tournait presque toujours au désavantage de Siesken, qui n'était guère de taille à se mesurer avec des bougres comme Berzeel, Free ou Leo.
Avec Miel, le second «cabri», on s'y prenait d'une autre façon. Miel était le fils de Bruun et, par cela seul, déjà antipathique à presque tout le monde; mais, en outre, il était bègue et d'une stupidité telle qu'il était presque impossible de ne pas se payer sa tête. Quelque chose d'énorme, d'incroyable, cette stupidité de Miel. Rien qu'à le regarder, on éclatait de rire. Il avait un doigt de front sous une calotte de cheveux drus, et deux petits yeux idiots, trop rapprochés du nez, ce qui donnait l'impression constante qu'il louchait. On pouvait lui faire avaler les bourdes les plus invraisemblables; mais lui-même parlait très peu, probablement parce que la fonction cérébrale chez lui était réduite à sa plus simple expression. Une des blagues courantes consistait à lui parler du temps qu'il était au service militaire. Jamais il n'avait pu dire au juste à quelle arme il appartenait, ni dans quelle ville il avait été en garnison. On lui faisait subir un petit interrogatoire:
—Dis donc, Miel, à quel régiment étais-tu?
—Ah … aah … dans … l'infanterie, sais-tu…., bégayait Miel, toujours candide et sans malice.
—Oui, mais … dans quel pays, Miel?
—Ah … aah … ça était loin d'ici, sais-tu….
—Et quelle langue est-ce qu'on parlait là-bas, Miel?
—Ah … aah … ça je ne comprenais pas, sais-tu….
Un silence. On lui jetait des coups d'oeil en ricanant. Alors, l'un ou l'autre, généralement Leo ou Free, s'approchait de lui, le regardait bien en face et brusquement lui lâchait en plein visage: «Espèce de veau!»
Interloqué, Miel se reculait; et, après vingt répétitions de la même farce, ne comprenant pas encore qu'on se payait sa tête, il répondait:
—Ah … aah … pourquoi me le demandez-vous donc?
III
A l'autre bout de la fabrique, assez loin de la «fosse aux hommes» et séparé par une cour intérieure, se trouvait, dans un bâtiment à part, l'atelier des femmes. Elles étaient six et, du matin au soir, ne faisaient autre chose que coudre et réparer des sacs.
Natse était la plus âgée. Elle devait être très très vieille, mais nul ne connaissait exactement son âge, qu'elle-même ignorait. On avait commis une erreur, à l'état civil du village, à «l'époque française». Elle avait eu une soeur, plus jeune ou plus âgée qu'elle (Natse ne savait pas au juste), morte en bas-âge, et qui portait le même prénom. D'où confusion et erreur. Jamais on ne put savoir avec certitude si Natse était portée comme morte ou comme vivante sur les registres.
N'importe, la Natse vivante devait avoir été bien belle dans sa jeunesse. Aujourd'hui encore, malgré son grand âge, elle avait conservé des traits d'une finesse et d'une pureté remarquables, à peine ravagés par les profondes rides des années. Le nez avait gardé une ligne tout à fait gracieuse, les sourcils s'arquaient sans défaillance, et les dents étaient restées absolument intactes. Natse répétait avec complaisance qu'elle n'avait jamais su ce qu'était le mal de dents. Mais le corps était tout ratatiné. Là, les années de dur travail avaient accompli leur oeuvre. Tant que Natse demeurait assise on ne s'en apercevait guère, mais dès qu'elle se mettait debout et commençait à marcher, on eût dit d'un bateau qui penche et louvoie. Ses compagnes, les jeunes surtout, s'en moquaient parfois, ce dont Natse était très vexée. «Lorsque vous aurez mon âge, vous aussi marcherez de travers», bougonnait-elle. Mais aussitôt qu'elle entamait ce chapitre, les autres l'agaçaient de plus belle. L'incertitude de Natse touchant son âge offrait matière aux plaisanteries, qui allaient leur train:
—Mais enfin, Natse, quel âge as-tu au juste? demandaient-elles en ricanant.
—L'âge que le bon Dieu m'a donné, répondait Natse d'un air pincé et péremptoire.
Certains jours, les autres s'en tenaient là. Parfois, au contraire, elles s'amusaient à la pousser:
—Oui … l'âge que le bon Dieu t'a donné…; tout ça c'est bel et bien, Natse; mais n'est-ce pas à ta soeur plutôt? En somme, tu ne sais pas au juste si tu es vivante ou morte!
—Vous êtes des chipies! grondait Natse; outrée.
Et elle fondait en larmes. Elle pleurait beaucoup, pour la moindre chose et, souvent, sans raison aucune. Elle pleurait parce que la vie pour elle était si dure; elle pleurait parce qu'elle était si pauvre; elle pleurait parce qu'elle était si vieille, et aussi parce qu'elle ne savait pas au juste à quel point elle était vieille. C'était stupide et odieux, de la part des autres, de prétendre qu'elle ne pouvait pas savoir si elle était vivante ou morte; elles ne le disaient que pour la tourmenter, elle le comprenait fort bien; et, pourtant, cette sotte idée la chagrinait, l'obsédait, la rendait parfois très malheureuse. Elle habitait seule avec son vieux frère infirme dans une toute petite bicoque que lui louait M. de Beule; en dehors de son travail à la fabrique, elle avait encore à s'occuper de lui. C'était bien dur. C'était presque au-dessus de ses forces. Elle le faisait néanmoins, tant bien que mal, pour ne pas l'abandonner à des étrangers, et surtout ne pas devoir l'envoyer à l'hospice des vieillards, qui était l'épouvante de toute leur vie.
Après Natse venait Mietje Compostello. Sa lointaine origine espagnole se trahissait dans toute son apparence. Elle avait la peau bistrée, les cheveux noirs,