C'Était ainsi. Cyriel Buysse. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Cyriel Buysse
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066090210
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d'aliénés. M. de Beule et son fils,—surtout son fils,—n'aimaient pas du tout Leo, qu'ils considéraient comme une brute dangereuse. Mais ils se seraient bien gardés de le renvoyer: il faisait l'ouvrage de deux!

      Après Leo, Poeteken. Il était bon que le délicat Poeteken eût sa place à côté du vigoureux Leo, car l'aide du fort suppléait bien des fois à l'insuffisance du faible.

      Poeteken était très petit, très noir, très maigre. On eût dit un gnome, et chaque fois il lui fallait se dresser sur la pointe des pieds pour atteindre le câble de son pilon. Tout de même, il était plus résistant qu'on aurait pensé à première vue. Il était bien proportionné, sous un tout petit format, mais sans tares apparentes et il faisait son travail comme les autres. C'était un petit homme silencieux, très renfermé, avec de grands yeux pensifs. La plupart du temps il ne disait rien, mais parfois il était bien obligé de sourire malgré lui aux farces de Leo et des copains; et alors son petit visage s'animait soudain d'une vie intense, et ses yeux brillaient d'une passion ardente. Cette passion était réellement en lui, profonde et cachée. Poeteken, le nabot, le gosse, le petit bout d'homme était sérieusement épris d'une des ouvrières de la fabrique: Zulma, surnommée «La Blanche», la pauvre albinos, blanche de cheveux, blanche de sourcils, blanche de tout, celle que Bruun, le chauffeur, s'efforçait de «chauffer». Les autres ouvriers s'égayaient follement de ces surprenantes amours. Ils ne rataient jamais une occasion de s'en amuser; les enfants, disaient-ils, s'il en naissait d'une telle union, seraient mouchetés, blanc et noir, comme des chiots. Poeteken souriait, laissait dire, ne répondait rien à ces allusions d'ailleurs sans méchanceté. Seul, Bruun, mauvais, ne supportait pas les familiarités de Poeteken à l'égard de «La Blanche». D'une jalousie féroce, il les épiait sans cesse: lorsqu'ils se trouvaient à proximité l'un de l'autre, on le voyait guetter par des trous de serrure et des fentes de porte, en poussant de sourdes exclamations: «Comment est-il possible, une si belle femme avec ce mal foutu!»

      A côté de Poeteken se trouvait Free, bon géant aux épaules carrées, à la poitrine fortement bombée. Avec son apparence herculéenne, il était en réalité d'une santé plutôt chancelante, car il souffrait beaucoup de l'asthme. On le voyait parfois haleter à son établi, comme un poisson hors de l'eau. Cela durait souvent des jours entiers, où il faisait triste figure. Mais, la crise passée, il semblait renaître à la vie; et alors il n'y avait pas d'homme plus amusant, plus spirituel dans toute l'équipe. Surtout avec les femmes il était drôle. Non pas qu'il leur fît la cour le moindrement; mais il savait dire, d'un air tranquille et souriant, des choses d'un cynisme effarant, qui empourpraient le visage des ouvrières, pendant que les hommes se tordaient de rire. En général les femmes le haïssaient. Elles ne l'appelaient jamais autrement que «le grand voyou» et ne se gênaient pas pour lui jeter ce nom à la face. Alors Free souriait calmement dans sa barbe rugueuse et, d'un seul mot bien tapé, les faisait fuir comme si c'eût été le diable. Et chaque fois que Sefietje apparaissait, matin et soir, avec la bouteille de genièvre, c'était toute une scène: Free, grand amateur d'alcool, ne pouvait néanmoins s'empêcher de lutiner la vieille fille, qui, régulièrement, essayait de se venger en ne remplissant pas son verre jusqu'au bord. Free faisait semblant de ne rien voir, mais ne touchait pas à sa goutte.

      —Allons, grand voyou, buvez, je n'ai pas de temps à perdre, grommelait

       Sefietje.

      —Est-ce qu'il est déjà plein? s'écriait Free en faisant l'étonné.

      Il se baissait, regardait le verre avec la plus grande attention; et alors c'était la plaisanterie habituelle:

      —Sefietje, ma fille, faut pas te gêner. Ça m'est égal qu'il n'y ait rien au fond du verre, mais soigne le dessus, hein … Remplis-le bien en haut, ça me suffit.

      Les ouvriers se tordaient; et, malgré sa mauvaise volonté évidente,

       Sefietje était bien forcée de remplir le verre jusqu'au bord avant que

       Free consentît à y poser les lèvres.

      —C'est bon, Free? ricanaient les hommes.

      —Comme du sucre! répondait Free en rendant le verre vide à la servante avec un claquement des lèvres.

      Avec Free voisinait Fikandouss-Fikandouss. Quand et pourquoi on lui avait donné ce sobriquet, nul ne savait. De son vrai nom il s'appelait Feelken, mais tout le monde disait Fikandouss-Fikandouss; et lui-même aimait à répéter le mot et à l'appliquer, non seulement à sa propre personne, mais à un tas de choses qui n'avaient rien à voir avec lui. Si, par exemple, il voyait Poeteken dans un coin en conversation avec «La Blanche», il criait «Fikandouss-Fikandouss». A l'entrée de Sefietje avec sa bouteille, matin et soir, c'était «Fikandouss-Fikandouss». Tout était «Fikandouss», et Fikandouss lui-même s'amusait énormément de ce mot qui ne voulait rien dire et qui disait tout, parce qu'il était applicable à tout et à chacun. En présence d'un étranger, qui par hasard lui en demandait le sens, sa joie était au comble; il était secoué d'une véritable crise de rire. Aux yeux des autres il passait pour légèrement maboul. Il lui arrivait de chanter à tue-tête, pendant des heures, en plein vacarme des pilons. A d'autres moments, il se renfermait dans un mutisme maussade, un peu comme Leo. Il semblait alors porter le poids de graves soucis; et parfois il pleurait, sans qu'il fût rien arrivé et sans que personne comprît pourquoi. Si on lui en demandait la raison, si on insistait, il prétendait souffrir de violents maux de tête. Certaines fois, comme Free, il avalait sa goutte avec délice en disant que ça passait comme du sucre; d'autres jours il la refusait obstinément, et la passait à Free, qui le bénissait pour ce bienfait et lui promettait des jouissances divines dans un monde meilleur. Personne ne comprenait très bien le fond du caractère de Fikandouss. Il était étrange et déconcertant. Par exemple, dans son attitude vis-à-vis des femmes, il vous déroutait absolument. Ou bien il ne les regardait même pas, ou il se précipitait sur elles, comme pour les violenter. C'était pure bouffonnerie, d'ailleurs. Il recevait une gifle et se sauvait, avec un rire, disant que c'était «Fikandouss-Fikandouss».

      Et, enfin, dernier de la longue rangée, se tenait Ollewaert, le petit bossu. Court sur pattes, il portait toujours un pantalon trop long et trop large, qui lui retombait sur les pieds. Sa bosse s'avançait presque en pointe, et son visage présentait comme une autre bosse en réduction: l'énorme chique de tabac éternellement pressée contre l'une ou l'autre de ses joues. Les bossus sont méchants, dit-on couramment; mais il n'était pas méchant du tout; bien au contraire, la bonté même. Quoi qu'on lui fît, il ne se fâchait jamais. C'était une manie habituelle chez ses camarades, en passant de lui tapoter sa bosse; une autre taquinerie, de presser du doigt la joue à la chique, pour que le jus de tabac lui coulât sur le menton. Il ne s'en fâchait pas. Jamais il ne se fâchait. Il vous regardait en souriant, comme pour dire: «Allez-y, si ça vous amuse; moi, ça m'est égal.» Il n'avait qu'un vice: il buvait trop. «Il se noierait dans le genièvre; il est encore pis que Free!» disaient les autres. Et, en effet, Ollewaert était fou d'alcool et prêt à toutes les bassesses pour en avoir. Non seulement il troquait régulièrement sa tartine de quatre heures contre la goutte de six heures d'un des autres ouvriers (il appelait ça «avaler une tartine de goutte»), mais il acceptait parfois des paris crapuleux pour gagner un petit verre de rabiot. Par exemple, M. Triphon avait un petit chien noir plein de puces, qui suivait son maître à la fabrique et s'attardait parfois dans la «fosse aux huiliers», où il récoltait quelques bribes. Les ouvriers, en jouant avec le chien, lui grattaient le poil du devant et du dos. Ils attrapaient quelques puces et disaient à Ollewaert:

      —Ollewaert, je te donne ma goutte si je peux y mettre trois puces de

       Kaboul.

      —Donne! répondait Ollewaert sans hésiter.

      Les trois animaux plongés dans le verre, Ollewaert le vidait d'un trait, sans sourciller. L'équipe partait d'un rire formidable en se tapant les cuisses.

      Ces excès d'alcool lui étaient d'ailleurs fatals. Périodiquement, Ollewaert était pris de crises d'épilepsie. D'un coup brusque parfois, sans que rien trahît l'approche de la crise, il s'effondrait à son établi en des convulsions terribles. Ses yeux se révulsaient; ses mâchoires