—Quand cette idée, poursuivait cependant l'orateur, m'est venue pour la première fois à l'esprit, je l'ai adoptée sur-le-champ, et sur-le-champ j'ai compris dans quelles conditions elle devait être réalisée. Mon titre d'associé de la Ligue Danubienne limitait, d'ailleurs, le problème. Ligueur du Danube, c'est au Danube seul qu'il me fallait demander l'heureuse issue de mon entreprise. J'ai donc formé le projet de descendre notre glorieux fleuve, de sa source même à la mer Noire, et de vivre, durant ce parcours de trois mille kilomètres, exclusivement du produit de ma pêche.
«La chance qui m'a favorisé aujourd'hui augmenterait encore, s'il était possible, mon désir d'accomplir ce voyage, dont, j'en suis certain, vous apprécierez l'intérêt, et c'est pourquoi, dès à présent, je vous annonce mon départ, fixé au 10 août, c'est-à dire à jeudi prochain, en vous donnant rendez-vous, ce jour-là, au point précis où commence le Danube.
Il est plus facile d'imaginer que de décrire l'enthousiasme que provoqua cette communication inattendue. Pendant cinq minutes, ce fut une tempête de hoch! et d'applaudissements frénétiques.
Mais un tel incident ne pouvait se terminer ainsi. M. Miclesco le comprit, et, comme toujours, il agit en véritable président. Un peu lourdement peut-être, il se leva une fois de plus entre ses deux assesseurs.
—A notre collègue Ilia Brusch! dit-il d'une voix émue, en brandissant une coupe de champagne.
—A notre collègue Ilia Brusch!» répondit l'assemblée avec un bruit de tonnerre, auquel succéda immédiatement un profond silence, les humains n'étant pas conformés, par suite d'une regrettable lacune, de manière à pouvoir crier et boire en même temps.
Toutefois, le silence fut de courte durée Le vin pétillant eut tôt fait de rendre aux gosiers lassés une vigueur nouvelle, ce qui leur permit de porter encore d'innombrables santés, jusqu'au moment où fut clôturé, au milieu de l'allégresse générale, le fameux concours de pêche ouvert ce jour-là, samedi 5 août 1876, par la Ligue Danubienne, dans la charmante petite ville de Sigmaringen.
II
AUX SOURCES DU DANUBE.
En annonçant à ses collègues réunis au Rendez-vous des Pêcheurs son projet de descendre le Danube, la ligne à la main, Ilia Brusch avait-il ambitionné la gloire? Si tel était son but, il pouvait se vanter de l'avoir Atteint.
La presse s'était emparée de l'incident, et tous les journaux de la région danubienne, sans exception, avaient consacré au concours de Sigmaringen une copie plus ou moins abondante, mais toujours capable de chatouiller agréablement l'amour-propre du vainqueur, dont le nom était en passe de devenir tout à fait populaire.
Dès le lendemain, dans son numéro du 6 août, la Neue Freie Press, de Vienne, notamment, avait inséré ce qui suit:
Le dernier concours de pêche de la Ligue Danubienne s'est terminé hier à Sigmaringen sur un véritable coup de théâtre, dont un Hongrois du nom d'Ilia Brusch, hier inconnu, aujourd'hui presque célèbre, a été le héros.
»Qu'a donc fait Ilia Brusch, demandez-vous, pour mériter une gloire aussi soudaine?
»En premier lieu, cet habile homme a réussi à s'adjuger les deux premiers prix du poids et du nombre, en distançant de loin tous ses concurrents, ce qui, paraît-il, ne s'était jamais vu depuis qu'il existe des concours de ce genre. Ce n'est déjà pas mal. Mais il y a mieux.
»Quand on a récolté une pareille moisson de lauriers, quand on a remporté une aussi éclatante victoire, il semblerait qu'on soit en droit de goûter un repos mérité. Or, tel n'est pas l'avis de ce Hongrois étonnant, qui se prépare à nous étonner plus encore.
»Si nous sommes bien informés—et l'on connaît la sûreté de nos informations—Ilia Brusch aurait annoncé à ses collègues qu'il se proposait de descendre, la ligne à la main, tout le Danube, depuis sa source, dans le duché de Bade, jusqu'à son embouchure, dans la mer Noire, soit un parcours de trois mille kilomètres environ.
»Nous tiendrons nos lecteurs au courant des péripéties de cette originale entreprise.
»C'est jeudi prochain, 10 août, qu'Ilia Brusch doit se mettre en route. Souhaitons-lui bon voyage, mais souhaitons aussi que le terrible pêcheur n'extermine pas, jusqu'au dernier représentant, la gent aquatique qui peuple les eaux du grand fleuve international!»
Ainsi s'exprimait la Neue Freie Press de Vienne. Le Pester Lloyd de Budapest ne se montrait pas moins chaleureux, non plus que le Srbské Noviné de Belgrade et le Românul de Bucarest, dans lesquels la note se haussait aux dimensions d'un véritable article.
Cette littérature était bien faite pour attirer l'attention sur Ilia Brusch, et, s'il est vrai que la presse soit le reflet de l'opinion publique, celui-ci pouvait s'attendre à exciter un intérêt grandissant à mesure que se poursuivrait son voyage.
Dans les principales villes du parcours ne trouverait-il pas, d'ailleurs, des membres de la Ligue Danubienne, qui considéreraient comme un devoir de contribuer à la gloire de leur collègue? Nul doute qu'il ne reçût d'eux assistance et secours, en cas de besoin.
Dès à présent, les commentaires de la presse obtenaient un franc succès parmi les pêcheurs à la ligne. Aux yeux de ces professionnels, l'entreprise d'Ilia Brusch acquérait une énorme importance, et nombre de ligueurs, attirés à Sigmaringen par le concours qui venait de finir, s'y étaient attardés, afin d'assister au départ du champion de la Ligue Danubienne.
Quelqu'un qui n'avait pas à se plaindre de la prolongation de leur séjour, c'était, à coup sûr, le patron du Rendez-vous des Pêcheurs. Dans l'après-midi du 8 août, avant-veille du jour fixé par le lauréat pour le début de son original voyage, plus de trente buveurs continuaient à mener joyeuse vie dans la grande salle du cabaret, dont la caisse, étant données les facultés absorbantes de cette clientèle de choix, connaissait des recettes inespérées.
Pourtant, malgré la proximité de l'événement qui avait retenu ces curieux dans la capitale du Hohenzollern, ce n'est pas du héros du jour que l'on s'entretenait, le soir du 8 août, au Rendez-vous des Pêcheurs. Un autre événement, plus important encore pour ces riverains du grand fleuve, servait de thème à la conversation générale et mettait tout ce monde en rumeur.
Cette émotion n'avait rien d'exagéré, et des faits du caractère le plus sérieux la justifiaient amplement.
Depuis plusieurs mois, en effet, les rives du Danube étaient désolées par un perpétuel brigandage. On ne comptait plus les fermes dévalisées, les châteaux pillés, les villas cambriolées, les meurtres même, plusieurs personnes ayant payé de leur vie la résistance qu'elles tentaient d'opposer à d'insaisissables malfaiteurs.
De toute évidence, une telle série de crimes n'avait pu être accomplie par quelques individus isolés. On avait certainement affaire à une bande bien organisée, et sans doute fort nombreuse, à en juger par ses exploits.
Circonstance singulière, cette bande n'opérait que dans le voisinage immédiat du Danube. Au delà de deux kilomètres de part et d'autre du fleuve, jamais un seul crime n'avait pu lui être légitimement attribué. Toutefois, le théâtre de ses opérations ne paraissait ainsi limité que dans le sens de la largeur, et les rives autrichiennes, hongroises, serbes ou roumaines étaient pareillement mises à sac par ces bandits, qu'on ne parvenait