Le père de Martin était «pompier» de son métier. On donne ce nom aux ouvriers tailleurs chargés de la rectification des vêtements sur mesure. Son gain étant modeste, il ne put donner à son fils toute l'instruction qu'il eût voulu, car l'enfant avait l'esprit ouvert et compréhensif. A douze ans, le jeune Martin dut quitter l'école communale du quartier, où on le considérait comme un élève intelligent, bien qu'un peu espiègle.
La vocation de Martin était de devenir mécanicien et de conduire des locomotives; mais pour réaliser cette ambition, il lui eût été indispensable de continuer à s'instruire, de passer ensuite les trois années d'études réglementaires dans une école d'Arts-et-Métiers. Ces gros sacrifices, l'ouvrier tailleur ne pouvait les consentir, car il lui fallait encore songer à l'avenir de ses trois autres garçons, les cadets de Martin. Cependant, il voulait que son enfant eût entre les mains un bon métier manuel, et pour cela il le mit en apprentissage chez un graveur industriel qui promettait des gains d'importance croissante à partir de la deuxième année d'apprentissage.
Pendant ces vingt-quatre mois, Martin Landoux porta plus fréquemment des paquets en ville qu'il ne grava de plaques de portes, de timbres de commerce ou de colliers de chiens, mais c'est le sort ordinairement réservé aux «attrape-science», et il n'avait ni à s'en étonner, ni à s'en fâcher. Cependant, il apprit peu à peu le maniement des burins et du grattoir, et chose plus avantageuse encore, il acquit les premières notions de dessin, car, sur les conseils du patron, le père Landoux avait fait inscrire l'apprenti à l'école Germain-Pilon pour suivre les cours de dessin du soir, et il tenait la main à l'exactitude de l'élève.
A quinze ans, alors que le jeune Martin allait passer au rang d'ouvrier graveur, son patron mourut et l'apprenti dut chercher à se faire embaucher dans un autre atelier. Ce fut là chose difficile, car le débutant n'était pas fort habile encore dans son métier, et on le trouvait trop jeune. Martin Landoux se fatigua vite de végéter, et il chercha à se tirer d'affaire d'une autre manière. Il tâta successivement, mais sans grand succès, de différents métiers ayant avec la gravure plus ou moins de parenté. Enfin, il trouva sa voie, à dix-huit ans, en entrant, en qualité d'aide-magasinier, dans une grande usine de vélocipèdes, emploi qu'il avait pris en désespoir de cause et ne trouvant nulle part à se caser.
A ce moment—en 1886—la bicyclette était dans sa période la plus florissante, et l'on ne parlait que courses et records sur la machine à deux roues. En dehors de son travail journalier au magasin, Martin qui était vif et nerveux, s'entraînait sur les machines de la maison, et tous les dimanches il prenait part, souvent avec succès, aux courses d'amateurs données à Paris ou dans les environs.
La bicyclette n'était pas alors aussi parfaite qu'aujourd'hui et les réparations étaient fréquentes. Le recordman amateur avait eu bien des fois à démonter et remonter sa monture d'acier, il connaissait à fond, par la pratique journalière, tous les secrets de la mécanique; il changea bientôt son fusil d'épaule et demanda à passer du magasin à l'atelier de réparations, ce qui lui fut accordé.
Mais vint à sonner l'heure de la conscription pour le graveur devenu mécanicien, et il dut quitter la capitale pour servir pendant trois années—en réalité trente-quatre mois—en qualité de soldat de deuxième classe d'abord, puis de caporal et de sergent, au 72e d'infanterie à Vitré.
Lorsqu'il revint, en 1892, la bicyclette était passée au second plan et on ne parlait plus que des voitures sans chevaux, à vapeur, à pétrole ou à moteur électrique.
Délibérément, Martin Landoux lâcha la bécane pour l'auto, suivant ainsi l'exemple de nombreux disciples de la petite reine. Il devint bientôt un de ceux que l'on appela les «rois du volant», et plus d'une fois il conduisit à la victoire, dans des courses retentissantes, les voitures de la maison dont il était devenu l'un des meilleurs mécaniciens et qu'il ne quitta que pour devenir employé principal d'une firme nouvellement créée, laquelle lui avait fait des conditions exceptionnelles, un «pont d'or» comme on dit, pour entrer à son service et mettre ses moteurs et autos «au point».
Malheureusement, lorsque peu après l'Exposition Universelle de 1900 l'industrie automobile subit un moment d'arrêt, la nouvelle marque périclita et dut liquider son actif. Martin Landoux, qui s'était marié et était père d'une ravissante fillette, avait été fort heureux de retrouver une modeste situation de chef d'atelier dans une usine de moteurs à pétrole. Vint Santos-Dumont qui donna la démonstration de la possibilité de s'élever dans l'air par des moyens purement mécaniques. Landoux prit part des premiers au mouvement qui se dessinait. S'étant procuré les fonds indispensables, il parvint à organiser un atelier de construction de moteurs légers et d'aéroplanes.
C'était Médouville, l'ami du marquis de La Tour-Miranne et secrétaire général de l'Aéro-tourist-club, qui avait fourni à Martin Landoux les moyens matériels de réaliser ses inventions, et en revanche le sportsman comptait absolument sur le mécanicien pour réaliser ses projets de tourisme aérien.
Ainsi qu'il l'avait prouvé à vingt reprises, Martin Landoux était un esprit fin et délié, fécond en ressources et sachant se plier à toutes les circonstances, sans jamais perdre un instant sa bonne humeur et sa confiance dans l'avenir. Il était, de son propre aveu, un «pas bileux», qui ne prenait jamais rien au tragique et assurait toujours que tout irait bien. S'il est, dans l'existence moderne, beaucoup de caractères moroses, toujours disposés à voir les choses sous le jour le plus fâcheux, il en est heureusement nombre d'autres qui semblent voir la vie à travers des lunettes roses. Martin Landoux était de ceux-là.
Au physique, c'était un gaillard de taille moyenne, sec et nerveux, les cheveux châtain clair légèrement frisés, mais avec une moustache et un fer à cheval de nuance plus claire. Les yeux gris regardaient toujours en face l'interlocuteur auquel leur possesseur s'adressait, et leur regard prenait une singulière acuité lorsque le mécanicien avait quelque difficulté technique à résoudre. Leur expression était toutefois corrigée par le pli un peu goguenard stéréotypé sur les lèvres bien ourlées et d'un rouge vif, indice de bienveillance. L'ensemble était sympathique à première vue, et qui connaissait Martin Landoux ne tardait pas à devenir son ami. Aussi le brave garçon, qui avait fait lui-même sa situation à force d'énergie, était-il estimé de tous ceux avec qui il s'était trouvé en relations au cours de son existence mouvementée.
L'établissement qu'il avait créé avec l'aide financière de Médouville était situé sur le bord de la Seine, à Levallois-Perret, non loin des célèbres usines Clément-Bayard, dont le fondateur commença, lui aussi, par être un modeste ouvrier serrurier avant de devenir un puissant industriel. Cet établissement comportait d'abord un vaste hangar, où l'on pouvait procéder au montage simultané d'une demi-douzaine d'aéroplanes, et un long bâtiment divisé en plusieurs pièces largement éclairées par des baies et des plafonds vitrés. Cette usine avait été longtemps occupée par un constructeur de canots automobiles. Mais, ne faisant pas ses affaires, cet industriel avait dû se retirer, laissant toutefois son outillage aux mains de son propriétaire. Martin Landoux, toujours fureteur, avait déniché cette occasion, et il avait pu, en appropriant les locaux à leur nouvelle destination, installer dix ouvriers travaillant à la fabrication et à l'ajustage des moteurs légers pour l'aviation, ainsi qu'à l'usinage des pièces mécaniques entrant dans la composition des machines volantes de son système.
Le mercredi 3 novembre, trois personnes, se trouvaient réunies dans le bureau des études du constructeur d'aéroplanes et de moteurs légers. Ces trois personnes étaient les dirigeants de l'Aéro-tourist-club: La Tour-Miranne, Médouville et Outremécourt. La conversation était animée.
—Ainsi donc, articulait le jeune président, vous n'êtes pas partisan du monoplan, monsieur Landoux?...
—Je ne dis pas qu'il soit dénué de toutes qualités, monsieur le marquis, mais j'ai plus confiance dans le biplan qui