Ce fut durant ce même séjour qu'il y eut dans la rade de Boulogne un combat terrible pour protéger l'entrée dans le port, d'une flottille composée de vingt ou trente bâtimens, qui venaient d'Ostende, de Dunkerque et de Nienport, chargés de munitions pour la flotte nationale.
Une magnifique frégate, portant du canon de trente-six, un cottre et un brick de premier rang s'étaient détachés de la croisière anglaise, afin de couper le chemin à la flottille batave; mais on les reçut de manière à leur ôter l'envie d'y revenir.
Le port de Boulogne était défendu par cinq forts: le fort de la Crèche, le fort en Bois, le fort Musoir, la tour Croï et la tour d'Ordre, tous garnis de canons et d'obusiers avec un luxe extraordinaire. La ligne d'embossage qui barrait l'entrée se composait de deux cent cinquante chaloupes canonnières et autres bâtimens; la division des canonnières impériales en faisait partie.
Chaque chaloupe portait trois pièces de canon de vingt-quatre, deux pièces de chasse et une de retraite. Cinq cents bouches à feu jouaient donc sur l'ennemi, indépendamment de toutes les batteries des forts. Toutes les pièces de canon tiraient plus de trois coups par minute.
Le combat commença à une heure après midi. Il faisait un temps superbe. Au premier coup de canon, le premier consul quitta le quartier-général du Pont de Briques, et vint au galop, suivi de son état-major, pour donner ses ordres à l'amiral Bruix. Bientôt, voulant observer par lui-même les mouvemens de défense, et contribuer à les diriger, il se jeta, suivi de l'amiral et de quelques officiers, dans un canot que des marins de la garde conduisaient.
C'est ainsi que le premier consul se porta au milieu des bâtimens qui formaient la ligne d'embossage, à travers mille dangers et une grêle d'obus, de bombes et de boulets. Ayant l'intention de débarquer à Wimereux après avoir parcouru la ligne, il fit tourner vers la tour Croï, disant qu'il fallait la doubler. L'amiral Bruix, effrayé du péril qu'on allait courir inutilement, représenta au premier consul l'imprudence de cette manœuvre: «Que gagnerons-nous, disait-il, à doubler ce fort? rien, que des boulets.... Général, en le tournant nous arriverions aussi tôt.» Le premier consul n'était pas de l'avis de l'amiral; il s'obstinait à vouloir doubler la tour; l'amiral, au risque d'être disgracié, donna des ordres contraires aux marins; et le premier consul se vit obligé de passer derrière le fort, très-irrité et faisant à l'amiral des reproches qui cessèrent bientôt: car à peine le canot était-il passé, qu'un bateau de transport, qui avait doublé la tour Croï, fut écrasé et coulé bas par trois ou quatre obus.
Le premier consul se tut, en voyant combien l'amiral avait eu raison, et le reste du chemin se fit sans encombre jusqu'au petit port de Wimereux. Arrivé là, il monta sur la falaise pour encourager les canonniers. Il leur parlait à tous, leur frappait sur l'épaule, les engageant à bien pointer. «Courage, mes amis, disait-il, songez que vous combattez des gaillards qui tiendront long-temps; renvoyez-les avec les honneurs de la guerre.» Et regardant la belle résistance et les manœuvres majestueuses de la frégate, il demandait: «Croyez-vous, mes enfans, que le capitaine soit anglais? je ne le pense pas.»
Les artilleurs, enflammés par les paroles du premier consul redoublaient d'ardeur et de vitesse. «Tenez, mon général, s'écria l'un d'eux, à la frégate, le beaupré va descendre!» Il avait bien dit, le mât de beaupré fut coupé en deux par le boulet. «Donnez vingt francs à ce brave,» dit le premier consul en s'adressant aux officiers qui l'avaient suivi.
À côté des batteries de Wimereux était une forge pour faire rougir les boulets. Le premier consul regardait travailler les forgerons, et leur donnait des conseils. «Ce n'est pas assez rouge, mes enfans; il faut leur envoyer plus rouge que ça... allons! allons!» L'un d'eux l'avait connu lieutenant d'artillerie, et disait à ses camarades: «Il s'entend joliment à ces petites choses-là... tout comme aux grandes, allez!»
Ce jour-là, deux soldats sans armes, qui, placés sur la falaise, regardaient les manœuvres, se prirent de querelle d'une manière très-plaisante. «Tiens, dit l'un, vois-tu l'pio caporal, là-bas? (ils étaient tous deux Picards.)—Mais non, je ne l'vois point.—Tu ne l'vois point dans son canot?—Ah! si... mais il n'y pens' point, bien sûr; s'il y arrivait queuq' tape, il ferait pleurer toute l'armée. Pourquoi qu'i s'expose comme ça?—Dame, c'est sa place.—Mais, non.—Mais, si.—Mais, non... Voyons, qu'est-ce que tu ferais d'main, toi, si l'pio caporal était f...—Eh! puisqu'j'te dis qu'c'est sa place, etc.; et n'ayant point, à ce qu'il paraît, d'argumens assez forts de part et d'autre, ils en vinrent à se battre à coups de poing. On eut beaucoup de peine à les séparer.
Le combat avait commencé à une heure après midi; à dix heures du soir environ, la flottille batave entra dans le port au milieu du feu le plus horrible que j'aie jamais vu. Dans cette obscurité, les bombes qui se croisaient en tous sens formaient au dessus du port et de la ville un berceau de feu. L'explosion continuelle de toute cette artillerie était répétée par les échos des falaises avec un fracas épouvantable; et, chose singulière, personne dans la ville n'avait peur. Les Boulonnais avaient pris l'habitude du danger; ils s'attendaient tous les jours à quelque chose de terrible; ils avaient toujours sous les yeux des préparatifs d'attaque ou de défense; ils étaient devenus soldats à force d'en voir. Ce jour-là, on dîna au bruit du canon, mais tout le monde dîna: l'heure du repas ne fut ni avancée ni reculée. Les hommes allaient à leurs affaires, les femmes s'occupaient de leur ménage, les jeunes filles touchaient du piano... Tous voyaient avec indifférence les boulets passer au dessus de leurs têtes, et les curieux que l'envie de voir le combat avait attirés sur les falaises, ne paraissaient guère plus émus qu'on ne l'est ordinairement en voyant jouer une pièce militaire chez Franconi.
J'en suis encore à me demander comment trois vaisseaux ont pu supporter pendant plus de neuf heures un choc aussi violent. Au moment où la flottille entra dans le port, le cutter anglais avait coulé bas, le brick avait été brûlé par les boulets rouges, il ne restait que la frégate, avec ses mâtures fracassées, ses voiles déchirées, et pourtant elle tenait encore, immobile comme un roc. Elle était si près de la ligne d'embossage, que les marins pouvaient, de part et d'autre, se reconnaître et se compter. Derrière elle, à distance raisonnable se trouvaient plus de cent voiles anglaises. Enfin, à dix heures passées, un signal parti de l'amiral anglais fit virer de bord la frégate, et le feu cessa. La ligne d'embossage ne fut pas fortement endommagée dans ce long et terrible combat, parce que les bordées de la frégate portaient presque toujours dans les mâtures, et jamais dans le corps des chaloupes. Le brick et le cutter firent plus de mal.
CHAPITRE XIII.
Retour à Paris du premier consul.—Arrivée du prince Camille Borghèse.—Pauline Bonaparte et son premier mari, le général Leclerc.—Amour du général pour sa femme.—Portrait du général Leclerc.—Départ du général pour Saint-Domingue.—Le premier consul ordonne aussi le départ de sa sœur.—Révolte de Christophe et de Dessalines.—Arrivée au Cap, du général et de sa femme.—Courage de madame Leclerc.—Insurrection des noirs.—Les débris de l'armée de Brest, et douze mille nègres révoltés.—Valeur héroïque du général en chef, atteint d'une maladie mortelle.—Courage de madame Leclerc.—Noblesse et intrépidité.—Pauline sauvant son fils.—Mort du général Leclerc.—Mariage de Pauline.—Chagrin de Lafon, et réponse de mademoiselle Duchesnois.—M. Jules de Canouville, et la princesse Borghèse.—Disgrâce de la princesse auprès de l'empereur.—Générosité de la princesse pour son frère.—La seule amie qui lui reste.—Les diamans de la princesse dans la voiture de l'empereur à la bataille de Waterloo.
Le premier consul quitta Boulogne pour retourner à Paris, où il voulait assister au mariage d'une de ses sœurs. Le prince Camille Borghèse, descendant de la plus noble famille de Rome, y était déjà arrivé pour épouser madame Pauline Bonaparte, veuve du