J'ai su, d'une source certaine, que, au moment où le général Jubé, dévoué au général Bonaparte, rassembla dans la cour du Luxembourg la garde des directeurs dont il était commandant, l'honnête M. Gohier, président du directoire, avait mis la tête à la fenêtre, en criant à Jubé:—Citoyen général, que faites-vous donc là?—Citoyen président, vous le voyez bien; je rassemble la garde.—Sans doute je le vois bien, citoyen général; mais pourquoi la rassemblez-vous?—Citoyen président, je vais en faire l'inspection, et commander une grande manœuvre. En avant, marche!—Et le citoyen général sortit à la tête de sa troupe pour aller rejoindre le général Bonaparte à Saint-Cloud, tandis que celui-ci était attendu chez le citoyen président, qui se morfondait auprès du déjeuner auquel il l'avait invité pour le matin même.
Le général Marmont avait eu aussi à déjeuner les officiers de l'arme qu'il commandait (c'était, je crois, l'artillerie). À la fin du repas, il leur avait adressé quelques mots, les engageant à ne pas séparer leur cause de celle du vainqueur de l'Italie, et à l'accompagner à Saint-Cloud. «Mais comment voulez-vous que nous le suivions? s'écria un des convives; nous n'avons pas de chevaux.—Si ce n'est que cela qui vous arrête, dit le général, vous en trouverez dans la cour de cet hôtel. J'ai fait retenir tous ceux du manége national. Descendons, et montons à cheval.» Tous les officiers présens se rendirent à cette invitation, excepté le seul général Allix, qui déclara ne vouloir point se mêler de tout ce grabuge.
J'étais à Saint-Cloud dans les journées des 18 et 19 brumaire. Je vis le général Bonaparte haranguer les soldats et leur lire le décret par lequel il était nommé commandant en chef de toutes les troupes qui se trouvaient à Paris et dans toute l'étendue de la dix-septième division militaire. Je le vis d'abord sortir fort agité du conseil des Anciens, et ensuite de l'assemblée des Cinq-Cents. Je vis M. Lucien emmené, hors de la salle où se tenait cette dernière assemblée, par quelques grenadiers envoyés pour le protéger contre la violence de ses collègues. Il s'élança pâle et furieux sur un cheval, et galopa droit aux troupes pour les haranguer. Au moment où il tourna son épée sur le sein du général son frère, en disant qu'il serait le premier à l'immoler s'il osait porter atteinte à la liberté, des cris de vive Bonaparte! à bas les avocats! éclatèrent de toutes parts, et les soldats conduits par le général Murat se jetèrent dans la salle des Cinq-Cents. Tout le monde sait ce qui s'y passa, et je n'entrerai point dans des détails qui ont été racontés tant de fois.
Le général, devenu premier consul, s'installa au Luxembourg. À cette époque, il habitait aussi la Malmaison; mais il était souvent sur la route, aussi bien que Joséphine; car leurs voyages à Paris, quand ils occupaient cette résidence, étaient très-fréquens, non-seulement pour les affaires du gouvernement, qui y nécessitaient souvent la présence du premier consul, mais aussi pour aller au spectacle, que le général Bonaparte aimait beaucoup, donnant toujours la préférence au théâtre Français et à l'Opéra italien; observation que je ne fais qu'en passant, me réservant de présenter plus tard les traits que j'ai recueillis sur les goûts et les habitudes familières de l'empereur.
La Malmaison, à l'époque dont je parle, était un lieu de délices où l'on ne voyait arriver que des figures qui exprimaient la satisfaction; partout aussi où j'allais, j'entendais bénir le nom du premier consul et de madame Bonaparte. Dans le salon de madame Bonaparte il n'y avait pas encore l'ombre de cette étiquette sévère qu'il a fallu observer depuis à Saint-Cloud, aux Tuileries et dans tous les palais où se trouva l'empereur. La société était d'une élégance simple, également éloignée de la grossièreté républicaine et du luxe de l'empire. M. de Talleyrand était à cette époque une des personnes qui venaient le plus assidûment à la Malmaison: il y dînait quelquefois, mais y arrivait plus ordinairement le soir entre huit et neuf heures, et s'en retournait à une heure, deux heures et quelquefois même à trois heures du matin. Tout le monde était admis chez madame Bonaparte sur un pied de presque égalité qui lui plaisait beaucoup. Là venaient familièrement Murat, Duroc, Berthier et toutes les personnes qui depuis ont figuré par de grandes dignités et quelquefois même avec des couronnes dans les annales de l'empire. La famille du général Bonaparte y était aussi fort assidue, mais nous savions bien entre nous qu'elle n'aimait pas madame Bonaparte; ce dont j'acquis les preuves par la suite. Mademoiselle Hortense ne quittait jamais sa mère, et toutes deux s'aimaient beaucoup. Outre les hommes distingués par leurs fonctions dans le gouvernement et dans l'armée, il en venait aussi qui ne l'étaient pas moins par leur mérite personnel et qui l'avaient été par leur naissance avant la révolution. C'était une véritable lanterne magique dont nous étions à même de voir les personnages défiler sous nos yeux, et ce spectacle, sans rappeler la gaîté des déjeuners d'Eugène, était bien loin d'être sans attraits. Parmi les personnes que nous voyions le plus souvent, il faut citer M. de Volney, M. Denon, M. Lemercier, M. le prince de Poix, MM. de Laigle, M. Charles, M. Baudin, le général Beurnonville, M. Isabey, et un grand nombre d'autres hommes célèbres dans les sciences, les lettres et les arts; enfin la plupart des personnes qui composaient la société de madame de Montesson.
Madame Bonaparte et mademoiselle Hortense sortaient souvent à cheval, et allaient se promener dans la campagne; dans ces excursions, les plus fidèles écuyers étaient ordinairement M. le prince de Poix et MM. de Laigle. Un jour, comme une de ces cavalcades rentrait dans la cour de la Malmaison, le cheval que montait mademoiselle Hortense fut effrayé et s'emporta. Mademoiselle Hortense, qui montait parfaitement à cheval et qui était fort leste, voulut sauter sur le gazon qui bordait la route; mais l'attache qui retenait sous son pied l'extrémité inférieure de son amazone, l'empêcha de se débarrasser assez promptement, de sorte qu'elle fut renversée et traînée par son cheval pendant la longueur de quelques pas. Heureusement que ces messieurs qui l'accompagnaient, l'ayant vue tomber, s'étaient précipités en bas de leur cheval et arrivèrent à temps pour la relever. Elle ne s'était, par un bonheur extraordinaire, fait aucune contusion, et fut la première à rire de sa mésaventure.
Pendant les premiers temps de mon séjour à la Malmaison, le premier consul couchait toujours avec sa femme, comme un bon bourgeois de Paris, et je n'entendis parler d'aucune intrigue galante qui ait eu lieu dans le château. Cette société, dont la plupart des membres étaient jeunes, et qui souvent était fort nombreuse, se livrait souvent à des exercices qui rappelaient les récréations de collége; enfin, un des grands divertissemens des habitans de la Malmaison était de jouer aux barres. C'était ordinairement après le dîner que Bonaparte, MM. de Lauriston, Didelot, de Luçay, de Bourrienne, Eugène, Rapp, Isabey, madame Bonaparte et mademoiselle Hortense se divisaient en deux camps, où des prisonniers faits et échangés rappelaient au premier consul le grand jeu auquel il donnait la préférence.
Dans ces parties de barres, les coureurs les plus agiles étaient M. Eugène, M. Isabey et mademoiselle Hortense; quant au général Bonaparte, il tombait souvent, mais il se relevait en riant aux éclats.
Le général Bonaparte et sa famille paraissaient jouir d'un rare bonheur, surtout quand ils étaient à la Malmaison. Cette habitation était loin, malgré l'agrément dont on y jouissait, de ressembler à ce qu'elle a été depuis. La propriété se composait du château, qu'à son retour d'Égypte Bonaparte avait trouvé en assez mauvais état, d'un parc déjà fort joli, et d'une ferme dont les revenus n'excédaient sûrement pas douze mille francs par an. Joséphine présida elle-même à tous les travaux qui y furent exécutés, et jamais aucune femme ne fut douée d'autant de goût.
Dès le commencement, on joua la comédie à la Malmaison. C'était un genre de délassement que le premier consul aimait beaucoup, mais il ne remplit jamais d'autre rôle que celui de spectateur. Toutes les personnes attachées à la maison assistaient aux représentations, et je ne tairai point le plaisir que nous goûtions, plus peut-être que tous les autres, à voir ainsi travesties sur la scène les personnes au service desquelles nous nous trouvions. La troupe de la Malmaison, s'il m'est permis de désigner ainsi des acteurs d'une position sociale aussi élevée, se composait principalement de MM. Eugène, Jérôme, Lauriston, de Bourrienne, Isabey; de Leroy, Didelot; de mademoiselle Hortense,