Je me rappelle encore une autre scène plaisante dont les deux héros furent ce même Thiémet dont je viens de parler, et Dugazon. Plusieurs personnes étrangères étaient réunies chez Eugène, les rôles distribués et appris d'avance, et les deux victimes désignées. Lorsque chacun fut placé à table, Dugazon, contrefaisant un bègue, adresse la parole à Thiémet, qui, chargé d'un rôle pareil, lui répond en bégayant; alors chacun des deux feint de croire que l'autre se moque de lui, et il en résulte une querelle de bègues, qui peuvent d'autant moins s'exprimer que la colère les domine. Thiémet, qui à sa qualité de bègue avait joint celle de sourd, s'adresse à son voisin, et lui demande, son cornet à l'oreille: «Qu-que-qu'est-ce qui-qui-i-i dit?—Rien,» répond l'officieux voisin, qui voulait prévenir une querelle, et prendre fait et cause pour son bègue.—«Si-si-sii-i-i se-se mo-moque-moque de moi.» Alors la querelle devient plus vive; on va en venir aux voies de fait, et déjà chacun des deux bègues s'est emparé d'une carafe pour la jeter à la tête de son antagoniste, quand une copieuse immersion de l'eau contenue dans la carafe apprend aux officieux voisins quel est le danger de la conciliation. Les deux bègues continuaient cependant à crier comme deux sourds, jusqu'à ce que la dernière goutte d'eau fût versée; et je me rappelle qu'Eugène, auteur de cette conspiration, riait aux éclats pendant tout le temps que dura cette scène. On s'essuya, et tout fut bientôt raccommodé le verre à la main. Eugène, quand il avait fait une plaisanterie de cette sorte, ne manquait jamais de la raconter à sa mère, et quelquefois même à son beau-père, qui s'en amusaient beaucoup, surtout Joséphine.
Je menais, depuis un mois, assez joyeuse vie chez Eugène, quand Lefebvre, le valet de chambre qu'il avait laissé malade au Caire, revint guéri, et redemanda sa place. Eugène, auquel je convenais mieux à cause de mon âge et de mon activité, lui proposa de le faire entrer chez sa mère, en lui faisant observer qu'il y serait bien plus tranquille qu'auprès de lui; mais Lefebvre, qui était extrêmement attaché à son maître, alla trouver Madame Bonaparte, à laquelle il témoigna tout son chagrin de la résolution d'Eugène. Joséphine lui promit de prendre fait et cause pour lui; elle le consola, l'assura qu'elle parlerait à son fils, qu'elle le ferait rentrer dans son ancien poste, et lui dit que ce serait moi qu'elle prendrait à son service. Joséphine parla effectivement à son fils, comme elle avait promis à Lefebvre de le faire; et, un matin, Eugène m'annonça, dans les termes les plus obligeans, mon changement de domicile.—«Constant, me dit-il, je suis très-fâché de la circonstance qui exige que nous nous quittions; mais, vous le savez, Lefebvre m'a suivi en Égypte; c'est un vieux serviteur: je ne puis pas me dispenser de le reprendre. D'ailleurs, vous n'allez pas me devenir étranger; vous allez entrer chez ma mère, où vous serez fort bien; et là nous nous verrons souvent. Allez-y de ma part, dès ce matin même; je lui ai parlé de vous; c'est une chose convenue; elle vous attend.»
Comme on peut le croire, je ne perdis pas de temps pour me présenter chez madame Bonaparte; sachant qu'elle était à la Malmaison, je m'y rendis sur-le-champ, et je fus reçu par madame Bonaparte avec une bonté qui me pénétra de reconnaissance, ne sachant pas que cette bonté, elle l'avait pour tout le monde, qu'elle était aussi inséparable de son caractère que la grâce l'était de sa personne. Le service que j'eus à faire chez elle était tout-à-fait insignifiant; presque tout mon temps était à ma disposition, et j'en profitais pour aller souvent à Paris. La vie que je menais était donc fort douce pour un jeune homme, ne pouvant encore me douter que, quelque temps après, elle deviendrait aussi assujettie qu'elle était libre alors.
Avant de quitter un service dans lequel j'avais trouvé tant d'agrément, je rapporterai quelques faits qui sont de cette époque et que ma position auprès du beau-fils du général Bonaparte m'a mis à même de connaître.
M. de Bourrienne a parfaitement raconté dans ses mémoires les événemens du 18 brumaire. Le récit qu'il a fait de cette fameuse journée est aussi exact qu'intéressant; et toutes les personnes curieuses de connaître les causes secrètes qui amènent les changemens politiques les trouveront fidèlement exposées dans la narration de M. le ministre d'état. Je suis bien loin de prétendre à exciter un intérêt de ce genre: mais sa lecture de l'ouvrage de M. Bourrienne m'a remis moi-même sur la voie de mes souvenirs. Il est des circonstances qu'il a pu ignorer, ou même omettre volontairement comme étant de peu d'importance; et ce qu'il a laissé tomber sur sa route, je m'estime heureux de pouvoir le glaner.
J'étais encore chez M. Eugène de Beauharnais, lorsque le général Bonaparte renversa le Directoire; mais je me trouvais là aussi bien à portée de savoir tout ce qui se passait que si j'avais été au service de madame Bonaparte ou du général lui-même; car mon maître, quoiqu'il fût très-jeune, avait toute la confiance de son beau-père, et surtout celle de sa mère, qui le consultait en toute occasion.
Quelques jours avant le 18 brumaire, M. Eugène m'ordonna de m'occuper des apprêts d'un déjeuner qu'il devait donner ce jour-là même à ses amis. Le nombre des convives, tous militaires, était beaucoup plus grand que de coutume. Ce repas de garçons fut fort égayé par un officier qui se mit à imiter en charge les manières et la tournure des directeurs et de quelques-uns de leurs affidés. Pour la charge du directeur Barras, il se drapa à la grecque avec la nappe du déjeuner, ôta sa cravate noire, rabattit le col de sa chemise, et s'avança en se donnant des grâces, et appuyé du bras gauche sur l'épaule du plus jeune de ses camarades, tandis que de la main droite il faisait semblant de lui caresser le menton. Il n'était personne qui ne comprît le sens de cette espèce de charade; et c'étaient des éclats de rire qui n'en finissaient pas.
Il prétendit ensuite représenter l'abbé Sieys, en passant un énorme rabat de papier dans sa cravate, en allongeant indéfiniment un long visage pâle, et en faisant dans la salle, à califourchon sur sa chaise, quelques tours qu'il termina par une grande culbute, comme si sa monture l'eût désarçonné. Il faut savoir, pour comprendre la signification de cette pantomime, que l'abbé Sieys prenait depuis quelque temps des leçons d'équitation, dans le jardin du Luxembourg, au grand amusement des promeneurs, qui se rassemblaient en foule pour jouir de l'air gauche et raide du nouvel écuyer.
Le déjeuner fini, M. Eugène se rendit auprès du général Bonaparte, dont il était aide-de-camp, et ses amis rejoignirent les divers corps auxquels ils appartenaient. Je sortis sur leurs pas; car, d'après quelques mots qui venaient d'être dits chez mon jeune maître, je me doutais qu'il allait se passer quelque chose de grave et d'intéressant. M. Eugène avait donné rendez-vous à ses camarades au Pont-Tournant; je m'y rendis, et j'y trouvai un rassemblement considérable d'officiers en uniforme, à cheval, et tout prêts à suivre le général Bonaparte à Saint-Cloud.
Les commandans de chaque arme avaient été