—Il ne lui ressemble pas du tout, affirma la mère. Ç'a été une illusion de tes sens.
—Oui, maintenant qu'il a les yeux fermés je ne sais vraiment pas ce que je dois en penser, dit la jeune fille hésitante. Je me serai peut-être trompée en effet.
Et elle s'assit toute pensive près du poêle.
—C'eût été un hasard surprenant, dit le vieillard. M. Steenvliet, le riche entrepreneur qui habite maintenant à Bruxelles, au quartier Léopold, une maison qui ressemble à un palais, était autrefois, a Ruysbroeck, le voisin de ton père, Lina, un simple manœuvre de maçon, un ouvrier comme lui.
—Je le sais, grand-père, ils étaient bons amis.
—C'est-à-dire, fit observer la veuve, c'était de bonnes connaissances, mais pas des amis de cœur, car Charles Steenvliet était un peu fier. D'ailleurs feu ton père était charpentier et Steenvliet était maçon. Ils ne fréquentaient pas les mêmes camarades; mais il est vrai cependant, Lina, que tu as joué presque tous les jours avec le fils Steenvliet, un bel et brave enfant, qui ne paraissait prendre plaisir que dans ta compagnie.
—Et comment cet apprenti maçon, ce M. Steenvliet, veux-je dire, est-il devenu depuis lors immensément riche?
—Peuh, les gens en parlent différemment, répondit la femme en levant les épaules.
—Oh! la chose est très simple, dit le grand-père, on voit souvent s'élever de ces fortunes étonnantes. Déjà, lorsque ton père vivait encore, Charles Steenvliet, qui était un bon ouvrier et un gaillard audacieux, avait risqué quelques petites entreprises et amassé ainsi un peu d'argent. Peu à peu il a fait des entreprises plus considérables, et il a fait ses affaires avec tant de bonheur qu'il a trouvé de gros bailleurs de fonds. C'est ainsi que sa fortune s'est accrue rapidement, et enfin, en entreprenant de grands travaux publics en pays étrangers il a gagné des sommes énormes; des millions, à ce qu'on dit.
—Si riche! Se rappellerait-il l'amitié de feu mon père? murmura la jeune fille.
—Je ne le crois pas, mon enfant. Il y a plus de quinze ans que mon pauvre fils a été enlevé subitement par le choléra, et alors Steenvliet était déjà allé demeurer à Bruxelles… Ne nous laissons pas attrister par ces douloureux souvenirs.
Il essuya avec son doigt une larme qui perlait au bord de sa paupière. Lina baissa les yeux et poussa un soupir; mais, n'entendant plus la voix de son grand-père, elle releva la tête et lui demanda, probablement pour dissiper sa tristesse:
—Et n'avez-vous plus jamais vu M. Steenvliet depuis qu'il est devenu riche?
—Oui, quelquefois. J'ai travaillé une fois pour lui pendant plusieurs semaines, et j'ai même causé avec lui à différentes reprises quand il m'interrogeait sur mon travail.
—Et il vous a sans doute reconnu?
—Il ne pouvait pas me reconnaître, Lina. Quand Charles Steenvliet était le voisin de ton père à Ruysbroeck, moi je demeurais à Ternorth.
—Mais vous lui avez parlé de l'amitié de feu mon père, n'est-ce pas? Qu'est-ce qu'il vous répondait?
—Je ne lui en ai jamais parlé. Vois-tu, Lina, les gens riches, quand ils ont été ouvriers, n'aiment pas qu'on leur rappelle leur passé. D'ailleurs M. Steenvliet aurait pu supposer que je lui parlais de pareilles choses par orgueil ou bien pour obtenir de lui une faveur. Le mieux était donc de n'en point parler… Allons, enfants, allons nous coucher, il est déjà tard; vous voyez bien que le jeune monsieur, qui est ici à côté, n'a pas encore remué. Dormez tranquilles, je soignerai pour tout.
—Si vous avez besoin de quelque chose, mon père, vous nous appellerez tout de suite, n'est-ce pas?
—Et si le jeune monsieur se réveillait, s'il sortait de votre chambre à coucher, vous nous appelleriez aussi, n'est-ce pas, grand-père?
—Sans doute, Lina, sois tranquille.
—Eh bien alors, bonne nuit et bon courage, grand-père! dit la jeune fille en l'embrassant.
Les deux femmes montèrent à l'étage. Jean Wouters s'assit près de la table et posa sa tête sur son coude… Au bout de quelques heures il écouta à moitié endormi si aucun bruit ne se faisait entendre dans la chambre à côté, puis il retomba dans un profond sommeil.
II
Lorsque la première clarté du jour se répandit dans le ciel, Jean Wouters ouvrit les yeux, se leva et s'approcha de la chambre voisine dont il ouvrit doucement la porte. Il secoua la tête avec un sourire, referma la porte, retourna s'asseoir en murmurant à part lui:
—Il dort toujours comme un morceau de bois. Tant mieux, cela lui fera du bien… Comme il fait encore froid le matin, je vais me dépêcher d'allumer le poêle et de mettre de l'eau sur le feu; car les enfants ne tarderont pas à se réveiller.
Peu de temps après, les deux femmes descendirent et demandèrent avec une curiosité inquiète comment se portait le jeune homme.
—St, St, plus bas, pas de bruit, répondit le vieillard. Il n'est pas encore éveillé et dort toujours à poings fermés. Laissez-le reposer jusqu'à ce qu'il s'éveille de lui-même; sans cela il aura mal à la tête… Mais, Lina, tu parais prête à sortir? Où vas-tu donc?
—Moi, sortir? pas du tout, grand-père.
—C'est parce que je vois que tu as mis ta robe verte avec des nœuds rouges: ce n'est pas cependant aujourd'hui dimanche, à ce que je crois?
—Non, grand-père, c'est mercredi; mais mes vêtements de travail sont si usés! Et tant que ce jeune monsieur étranger est dans la maison, vous comprenez bien, je n'aimerais pas qu'il se fît une idée défavorable de notre propreté.
—En effet, je comprends cela, mon enfant, tu as raison.
La mère était déjà occupée à faire le café. Lina prit le pain et le couteau pour couper les tartines.
Au bout de quelques instants ils étaient assis tous les trois à table, silencieux et se dépêchaient de déjeuner, ce qui fut bien vite terminé.
—Je vais faire du café un peu plus fort, dit la mère. Car il est probable que ce jeune monsieur en se réveillant aura besoin d'un réconfortant. Et rien de mieux pour l'estomac dérangé que du fort café.
—Et moi, dit Lina, je m'en vais traire la vache. J'aurai fini mon ouvrage le plus pressé lorsque le jeune monsieur se réveillera. Je voudrais bien le regarder encore une fois avec attention avant qu'il s'en aille. J'ai rêvé toute la nuit qu'il pourrait bien être Herman Steenvliet… Oui, oui, ma mère, moquez-vous de moi. Je crois aussi que je me suis trompée; mais tout est possible; les montagnes ne se rencontrent pas; mais les hommes se rencontrent, comme on dit.
En achevant ces derniers mots, elle sortit. La mère continua à verser le café, et le grand-père resta assis sur la chaise auprès du poêle, enfoncé dans ses pensées.
En ce moment le jeune homme se réveilla dans la chambre voisine. La clarté du jour, déjà éclatante, blessa ses yeux enflammés et il se mit machinalement les mains sur le visage; mais cela ne dura que quelques secondes; il se mit sur son séant et regarda avec stupeur autour de la chambre. A mesure qu'il reprenait possession de lui-même, ses lèvres se contractaient en une expression de moquerie et de colère. Bientôt il appuya péniblement sa main sur sa poitrine et murmura:
—Maudit vin, poison qui me brûle comme un feu d'enfer! ma tête, ma tête! Où suis-je ici? A l'Aigle d'or? Ah! je sais! Je n'ai pas voulu retourner à Bruxelles, et je suis revenu ici. Dans quel état, ô ciel.
Il regarda encore une fois autour de