Un grand événement est survenu dans ma vie! Au milieu de la route monotone que je parcourais tranquillement et sans y penser, un carrefour vient tout à coup de s'ouvrir. Deux chemins se présentent entre lesquels je dois choisir. L'un n'est que la continuation de celui que j'ai suivi jusqu'à ce jour; l'autre, plus large, montre de merveilleuses perspectives. Sur le premier, rien à craindre, mais aussi peu à espérer; sur l'autre, les grands périls et les opulentes réussites! Il s'agit, en un mot, de savoir si j'abandonnerai le modeste bureau dans lequel je devais mourir pour une de ces entreprises hardies où le hasard seul est caissier!
Depuis hier je me consulte, je compare, et reste indécis.
D'où me viendra la lumière, qui me conseillera?
Dimanche 4.—Voici le soleil qui sort des brumes de l'hiver; le printemps annonce son approche; une brise amollie glisse sur les toits, et mon violier recommence à fleurir!
Nous touchons à cette douce saison des reverdies, tant célébrée par les poëtes sensitifs du seizième siècle:
C'est à ce joly moys de may
Que toute chose renouvelle,
Et que je vous présentay, belle,
Entièrement le cœur de moy.
Le gazouillement des moineaux m'appelle; ils réclament les miettes que je sème pour eux chaque matin. J'ouvre ma fenêtre, et la perspective des toits m'apparaît dans toute sa splendeur.
Celui qui n'a habité que les premiers étages ne soupçonne point la variété pittoresque d'un pareil horizon. Il n'a jamais contemplé cet entrelacement de sommets que la tuile colore; il n'a point suivi du regard ces vallées de gouttières où ondulent les frais jardins de la mansarde, ces grandes ombres que le soir étend sur les pentes ardoisées, et ce scintillement des vitrages qu'incendie le soleil couchant! Il n'a point étudié la flore de ces Alpes civilisées que tapissent les lichens et les mousses; il ne connaît point les mille habitants qui le peuplent, depuis l'insecte microscopique jusqu'au chat domestique, ce renard des toits, toujours en quête ou à l'affût; il n'a point assisté enfin à ces mille aspects du ciel brumeux ou serein; à ces mille effets de lumières, qui font de ces hautes régions un théâtre aux décorations toujours changeantes! Que de fois mes jours de repos se sont écoulés à contempler ce merveilleux spectacle, à en découvrir les épisodes sombres ou charmants, à chercher, enfin, dans ce monde inconnu, les impressions de voyage que les touristes opulents cherchent plus bas!
Neuf heures. Mais pourquoi donc mes voisins ailés n'ont-ils point encore picoré les miettes que je leur ai éparpillées devant ma croisée? Je les vois s'envoler, revenir, se percher au faîtage des fenêtres, et pépier en regardant le festin qu'ils sont habituellement si prompts à dévorer! Ce n'est point ma présence qui peut les effrayer; je les ai accoutumés à manger dans ma main. D'où vient alors cette irrésolution craintive? J'ai beau regarder, le toit est libre, les croisées voisines sont fermées. J'émiette le pain qui reste de mon déjeuner, afin de les attirer par un plus large banquet.... Leurs pépiements redoublent; ils penchent la tête; les plus hardis viennent voler au-dessus, mais sans oser s'arrêter.
Allons, mes moineaux sont victimes de quelqu'une de ces sottes terreurs qui font baisser les fonds à la Bourse! Décidément les oiseaux ne sont pas plus raisonnables que les hommes!
J'allais fermer ma fenêtre sur cette réflexion, quand j'aperçois tout à coup, dans l'espace lumineux qui s'étend à droite, l'ombre de deux oreilles qui se dressent, puis une griffe qui s'avance, puis la tête d'un chat tigré qui se montre à l'angle de la gouttière. Le drôle était là en embuscade, espérant que les miettes lui amèneraient du gibier.
Et moi qui accusais la couardise de mes hôtes! J'étais sûr qu'aucun danger ne les menaçait! je croyais avoir bien regardé partout! je n'avais oublié que le coin derrière moi!
Dans la vie comme sur les toits, que de malheurs arrivent pour avoir oublié un seul coin!
Dix heures. Je ne puis quitter ma croisée; pendant si longtemps la pluie et le froid l'ont tenue fermée, que j'ai besoin de reconnaître longuement tous les alentours, d'en reprendre possession. Mon regard fouille successivement tous les points de cet horizon confus, glissant ou s'arrêtant selon la rencontre.
Ah! voici des fenêtres sur lesquelles il aimait à se reposer autrefois; ce sont celles de deux voisines lointaines dont les habitudes différentes l'avaient depuis longtemps frappé.
L'une est une pauvre ouvrière levée avant le jour, et dont la silhouette se dessine, bien avant dans la soirée, derrière son petit rideau de mousseline; l'autre est une jeune artiste qui fait arriver, par instants, jusqu'à ma mansarde ses vocalisations capricieuses. Quand leurs fenêtres s'ouvrent, celle de l'ouvrière ne laisse voir qu'un modeste ménage, tandis que l'autre montre un élégant intérieur; mais aujourd'hui une foule de marchands s'y pressent; on détend les draperies de soie, on emporte les meubles, et je me rappelle maintenant que la jeune artiste a passé ce matin sous ma fenêtre enveloppée dans un voile et marchant de ce pas précipité qui annonce quelque trouble intérieur! Ah! je devine tout! ses ressources se sont épuisées dans d'élégants caprices ou auront été emportées par quelque désastre inattendu, et maintenant la voilà tombée du luxe à l'indigence! Tandis que la chambrette de l'ouvrière, entretenue par l'ordre et le travail, s'est modestement embellie, celle de l'artiste est devenue la proie des revendeurs. L'une a brillé un instant, portée par le flot de la prospérité; l'autre côtoie à petits pas, mais sûrement, sa médiocrité laborieuse.
Hélas! n'y a-t-il point ici pour tous une leçon? Est-ce bien dans ces hasardeux essais, au bout desquels se rencontre l'opulence ou la ruine, que l'homme sage doit engager les années de force et de volonté? Faut-il considérer la vie comme une tâche continue qui apporte à chaque jour son salaire, où comme un jeu qui décide de notre avenir en quelques coups? Pourquoi chercher le danger des chances extrêmes? dans quel but courir à la richesse par les périlleux chemins? Est-il bien sûr que le bonheur soit le prix des éclatantes réussites plutôt que d'une pauvreté sagement acceptée! Ah! si les hommes savaient quelle petite place il faut pour loger la joie, et combien peu son logement coûte à meubler.
Midi. Je me suis longtemps promené dans la longueur de ma mansarde, les bras croisés, la tête sur la poitrine! Le doute grandit en moi comme une ombre qui envahit de plus en plus l'espace éclairé. Mes craintes augmentent; l'incertitude me devient à chaque instant plus douloureuse! il faut que je me décide aujourd'hui, avant ce soir! j'ai dans ma main les dés de mon avenir et je tremble de les interroger.
Trois heures. Le ciel s'est assombri, un vent froid commence à venir du couchant; toutes les fenêtres qui s'étaient ouvertes aux rayons d'un beau jour, ont été refermées. De l'autre côté de la rue seulement, le locataire du dernier étage n'a point encore quitté son balcon.
On reconnaît le militaire à sa démarche cadencée, à sa moustache grise et au ruban qui orne sa boutonnière; on le devinerait à ses soins attentifs pour le petit jardin qui décore sa galerie aérienne; car il y a deux choses particulièrement aimées de tous les vieux soldats, les fleurs et les enfants! Longtemps obligés de regarder la terre comme un champ de bataille, et sevrés des paisibles plaisirs d'un sort abrité, ils semblent commencer la vie à l'âge où les autres la finissent. Les goûts des premières années, arrêtés chez eux par les rudes devoirs de la guerre refleurissent, tout à coup, sous leurs cheveux blancs; c'est comme une épargne de jeunesse dont ils touchent tardivement les arrérages. Puis, condamnés si longtemps à détruire, ils trouvent peut-être une secrète joie à créer et à voir renaître. Agents de la violence inflexible, ils se laissent plus facilement charmer par la faiblesse gracieuse! Pour ces vieux ouvriers de la mort, protéger les frêles germes de la vie a tout l'attrait de la nouveauté.
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