—Ce matin! ai-je répété, en reportant involontairement mes regards sur la lettre de refus que M. Antoine m'avait fait écrire à la veuve de son fils, et qui était encore sur la petite table.
Il n'a point pris garde à mon exclamation, et a continué à contempler l'œuvre de Jordaens, dans une sorte d'extase.
—Quelle science de clair-obscur! murmurait-il en grignotant sa dernière croûte avec délices; quel relief! quel feu! Où trouve-t-on cette transparence de teintes, cette magie de reflets, cette force, ce naturel?
Et comme je l'écoutais immobile, il a pris mon étonnement pour de l'admiration, et il m'a frappé sur l'épaule:
—Vous êtes ébloui! s'est-il écrié avec gaieté, vous ne vous attendiez pas à un pareil trésor! Que dites-vous de mon marché?
—Pardon, ai-je répliqué sérieusement; mais je crois que vous auriez pu le faire meilleur.
M. Antoine a dressé la tête.
—Comment cela? s'est-il écrié; me croiriez-vous homme à me tromper sur le mérite d'une peinture ou sur sa valeur?
—Je ne doute ni de votre goût, ni de votre science; mais je ne puis m'empêcher de penser que pour le prix de la toile qui vous représente ce repas de famille, vous auriez pu avoir...
—Quoi donc?
—La famille elle-même, monsieur.
Le vieil amateur m'a jeté un regard, non de colère, mais de dédain. Evidemment je venais de me révéler à lui pour un barbare incapable de comprendre les arts et indigne d'en jouir. Il s'est levé sans répondre, il a repris brusquement le Jordaens, et il est allé le reporter dans sa cachette derrière les cartons.
C'était une manière de me congédier; j'ai salué et je suis sorti.
Sept heures. Rentré chez moi, je trouve mon eau qui bout sur ma petite lampe; je me mets à moudre le moka et je dispose ma cafetière.
La préparation de son café est, pour un solitaire, l'opération domestique la plus délicate et la plus attrayante; c'est le grand œuvre des ménages de garçon.
Le café tient, pour ainsi dire, le milieu entre la nourriture corporelle et la nourriture spirituelle. Il agit agréablement, tout à la fois, sur les sens et sur la pensée. Son arome seul donne à l'esprit je ne sais quelle activité joyeuse; c'est un génie qui prête ses ailes à notre fantaisie et l'emporte au pays des Mille et une Nuits. Quand je suis plongé dans mon vieux fauteuil, les pieds en espalier devant un feu flambant, l'oreille caressée par le gazouillement de la cafetière qui semble causer avec mes chenets, l'odorat doucement excité par les effluves de la fève arabique, et les yeux à demi-voilés sous mon bonnet rabattu, il me semble souvent que chaque flocon de la vapeur odorante prend une forme distincte: j'y vois tour à tour, comme dans les mirages du désert, les différentes images dont mes souhaits voudraient faire des réalités.
D'abord la vapeur grandit, se colore, et j'aperçois une maisonnette au penchant d'une colline. Derrière s'étend un jardin enclos d'aubépines, et que traverse un ruisseau aux bords duquel j'entends bourdonner les ruches.
Puis le paysage grandit encore. Voici des champs plantés de pommiers où je distingue une charrue attelée qui attend son maître. Plus loin, au coin du bois qui retentit des coups de la cognée, je reconnais la hutte du sabotier, recouverte de gazon et de copeaux.
Et au milieu de tous ces tableaux rustiques, il me semble voir comme une représentation de moi-même qui flotte et qui passe! C'est mon fantôme qui se promène dans mon rêve.
Les bouillonnements de l'eau près de déborder m'obligent à interrompre cette méditation pour remplir la cafetière. Je me souviens alors qu'il ne me reste plus de crème; je décroche ma boîte de fer-blanc et je descends chez la laitière.
La mère Denis est une robuste paysanne venue toute jeune de Savoie et qui, contrairement aux habitudes de ses compatriotes, n'est point retournée au pays. Elle n'a ni mari, ni enfant, malgré le titre qu'on lui donne; mais sa bonté, toujours en éveil, lui a mérité ce nom de mère. Vaillante créature abandonnée dans la mêlée humaine, elle s'y est fait son humble place en travaillant, en chantant, en secourant, et laissant faire le reste à Dieu.
Dès la porte de la laitière, j'entends de longs éclats de rire. Dans un des coins de la boutique, trois enfants sont assis par terre. Ils portent le costume enfumé des petits Savoyards et tiennent à la main de longues tartines de fromage blanc. Le plus jeune s'en est barbouillé jusqu'aux yeux, et c'est là le motif de leur gaieté.
La mère Denis me les montre.
—Voyez-moi ces innocents, comme ça se régale! dit-elle en passant la main sur la tête du petit gourmand.
—Il n'avait pas déjeuné, fait observer son camarade pour l'excuser.
—Pauvre créature! dit la laitière; ça est abandonné sans défense sur le pavé de la grande ville où ça n'a plus d'autre père que le bon Dieu!
—Et c'est pourquoi vous leur servez de mère? ai-je répliqué doucement.
—Ce que je fais est bien peu, a dit la mère Denis, en me mesurant mon lait; mais tous les jours j'en ramasse quelques-uns dans la rue pour qu'ils mangent une fois à leur faim. Chers enfants! leurs mères me revaudront ça en paradis... Sans compter qu'ils me rappellent la montagne! quand ils chantent leur chanson et qu'ils dansent, il me semble toujours que je revois notre grand-père!
Ici les yeux de la paysanne sont devenus humides.
—Ainsi vous êtes payée par vos souvenirs du bien que vous leur faites? ai-je repris.
—Oui, oui, a-t-elle dit, et aussi par leur joie! Les ris de ces petits, monsieur, c'est comme un chant d'oiseau, ça vous donne de la gaieté et du courage pour vivre.
Tout en parlant, elle a coupé de nouvelles tartines, et y a joint des pommes avec une poignée de noix.
—Allons, les chérubins, s'est-elle écriée, mettez-moi ça dans vos poches pour demain.
Puis, se tournant de mon côté:
—Aujourd'hui je me ruine, a-t-elle ajouté; mais faut bien faire son carnaval.
Je m'en suis allé sans rien dire; j'étais trop touché.
Enfin je l'avais découvert, le véritable plaisir. Après avoir vu l'égoïsme de la sensualité et de la pure intelligence, je trouvais le joyeux dévouement de la bonté! Pierre, M. Antoine et la mère Denis avaient fait chacun leur carnaval; mais pour les deux premiers ce n'était que la fête des sens ou de l'esprit, tandis que pour la troisième c'était la fête du cœur!
CHAPITRE III.
CE QU'ON APPREND EN REGARDANT PAR SA FENÊTRE.
3 mars.—Un poëte a dit que la vie était le rêve d'une ombre: il eût mieux fait de la comparer à une nuit de fièvre! Quelles alternatives d'agitations et de sommeil! que de malaises, de sursauts, de soifs renaissantes! quel chaos d'images douloureuses ou confuses! Toujours entre le repos et la veille, on cherche en vain le calme, et l'on s'arrête au bord de l'activité. Les deux tiers de l'existence humaine se consument à hésiter, et le dernier tiers à s'en repentir.
Quand je dis l'existence humaine, il faut entendre la mienne! Nous sommes ainsi faits que chacun de nous se regarde comme le miroir de la société; ce qui se passe dans notre cœur nous paraît infailliblement l'histoire de l'univers. Tous les hommes ressemblent