Mais le moment les presse: c'est pourquoi ils te pressent aussi. Ils veulent de toi un oui ou un non. Malheur à toi, si tu voulais placer ta chaise entre un pour et un contre!
Ne sois pas jaloux des esprits impatients et absolus, ô amant, de la vérité. Jamais encore la vérité n'a été se pendre au bras des intransigeants.
A cause de ces agités retourne dans ta sécurité: ce n'est que sur la place publique qu'on est assailli par des "oui?" ou des "non?"
Ce qui se passe dans les fontaines profondes s'y passe avec lenteur: il faut qu'elles attendent longtemps pour savoir ce qui est tombé dans leur profondeur.
Tout ce qui est grand se passe loin de la place publique et de la gloire: loin de la place publique et de la gloire demeurèrent de tous temps les inventeurs de valeurs nouvelles.
Fuis, mon ami, fuis dans ta solitude: je te vois meurtri par des mouches venimeuses. Fuis là-haut où souffle un vent rude et fort!
Fuis dans ta solitude! Tu as vécu trop près des petits et des pitoyables. Fuis devant leur vengeance invisible! Ils ne veulent que se venger de toi.
N'élève plus le bras contre eux! Ils sont innombrables et ce n'est pas ta destinée d'être un chasse-mouches.
Innombrables sont ces petits et ces pitoyables; et maint édifice altier fut détruit par des gouttes de pluie et des mauvaises herbes.
Tu n'es pas une pierre, mais déjà des gouttes nombreuses t'ont crevassé. Des gouttes nombreuses te fêleront et te briseront encore.
Je te vois fatigué par les mouches venimeuses, je te vois déchiré et sanglant en maint endroit; et la fierté dédaigne même de se mettre en colère.
Elles voudraient ton sang en toute innocence, leurs âmes anémiques réclament du sang – et elles piquent en toute innocence.
Mais toi qui es profond, tu souffres trop profondément, même des petites blessures; et avant que tu ne sois guéri, leur ver venimeux aura passé sur ta main.
Tu me sembles trop fier pour tuer ces gourmands. Mais prends garde que tu ne sois destiné à porter toute leur venimeuse injustice!
Ils bourdonnent autour de toi, même avec leurs louanges: importunités, voilà leurs louanges. Ils veulent être près de ta peau et de ton sang.
Ils te flattent comme on flatte un dieu ou un diable; ils pleurnichent devant toi, comme un dieu ou un diable. Qu'importe! Ce sont des flatteurs et des pleurards, rien de plus.
Aussi font-ils souvent les aimables avec toi. Mais c'est ainsi qu'en agit toujours la ruse des lâches. Oui, les lâches sont rusés!
Ils pensent beaucoup à toi avec leur âme étroite – tu leur es toujours suspect! Tout ce qui fait beaucoup réfléchir devient suspect.
Ils te punissent pour toutes tes vertus. Ils ne te pardonnent du fond du coeur que tes fautes.
Puisque tu es bienveillant et juste, tu dis: "Ils sont innocents de leur petite existence." Mais leur âme étroite pense: "Toute grande existence est coupable."
Même quand tu es bienveillant à leur égard, ils se sentent méprisés par toi; et ils te rendent ton bienfait par des méfaits cachés.
Ta fierté sans paroles leur est toujours contraire; ils jubilent quand il t'arrive d'être assez modeste pour être vaniteux.
Tout ce que nous percevons chez un homme, nous ne faisons que l'enflammer. Garde-toi donc des petits!
Devant toi ils se sentent petits et leur bassesse s'échauffe contre toi en une vengeance invisible.
Ne t'es-tu pas aperçu qu'ils se taisaient, dès que tu t'approchais d'eux, et que leur force les abandonnait, ainsi que la fumée abandonne un feu qui s'éteint?
Oui, mon ami, tu es la mauvaise conscience de tes prochains: car ils ne sont pas dignes de toi. C'est pourquoi ils te haïssent et voudraient te sucer le sang.
Tes prochains seront toujours des mouches venimeuses; ce qui est grand en toi – ceci même doit les rendre plus venimeux et toujours plus semblables à des mouches.
Fuis, mon ami, fuis dans ta solitude, là-haut où souffle un vent rude et fort. Ce n'est pas ta destinée d'être un chasse-mouches.-
Ainsi parlait Zarathoustra.
DE LA CHASTETÉ
J'aime la forêt. Il est difficile de vivre dans les villes: ceux qui sont en rut y sont trop nombreux.
Ne vaut-il pas mieux tomber entre les mains d'un meurtrier que dans les rêves d'une femme ardente?
Et regardez donc ces hommes: leur oeil en témoigne – ils ne connaissent rien de meilleur sur la terre que de coucher avec une femme.
Ils ont de la boue au fond de l'âme, et malheur à eux si leur boue a de l'esprit!
Si du moins vous étiez une bête parfaite, mais pour être une bête il faut l'innocence.
Est-ce que je vous conseille de tuer vos sens? Je vous conseille l'innocence des sens.
Est-ce que je vous conseille la chasteté? Chez quelques-uns la chasteté est une vertu, mais chez beaucoup d'autres elle est presque un vice.
Ceux-ci sont continents peut-être: mais la chienne Sensualité se reflète, avec jalousie, dans tout ce qu'ils font.
Même dans les hauteurs de leur vertu et jusque dans leur esprit rigide, cet animal les suit avec sa discorde.
Et avec quel air gentil la chienne Sensualité sait mendier un morceau d'esprit, quand on lui refuse un morceau de chair.
Vous aimez les tragédies et tout ce qui brise le coeur? Mais moi je suis méfiant envers votre chienne.
Vous avez des yeux trop cruels et, pleins de désirs, vous regardez vers ceux qui souffrent. Votre lubricité ne s'est-elle pas travestie pour s'appeler pitié?
Et je vous donne aussi cette parabole: ils n'étaient pas en petit nombre, ceux qui voulaient chasser leurs démons et qui entrèrent eux-mêmes dans les pourceaux.
Si la chasteté pèse à quelqu'un, il faut l'en détourner, pour qu'elle ne devienne pas le chemin de l'enfer – c'est à dire la fange et la fournaise de l'âme.
Parlé-je de choses malpropres? Ce n'est pas ce qu'il y a de pire à mes yeux.
Ce n'est pas quand la vérité est malpropre, mais quand elle est basse, que celui qui cherche la connaissance n'aime pas à descendre dans ses eaux.
En vérité, il y en a qui sont chastes jusqu'au fond du coeur: ils sont plus doux de coeur, ils aiment mieux rire et ils rient plus que vous.
Ils rient aussi de la chasteté et demandent: "Qu'est-ce que la chasteté!
La chasteté n'est-elle pas une vanité? Mais cette vanité est venue à nous, nous ne sommes pas venus à elle.
Nous avons offert à cet étranger l'hospitalité de notre coeur, maintenant il habite chez nous, – qu'il y reste autant qu'il voudra!"
Ainsi parlait Zarathoustra.
DE L'AMI
"Un seul est toujours de trop autour de moi," – ainsi pense le solitaire. "Toujours une fois un – cela finit par faire deux!"
Je et Moi sont toujours en conversation trop assidue: comment supporterait-on cela s'il n'y avait pas un ami?
Pour le solitaire, l'ami est toujours le troisième: le troisième est le liège qui empêche le colloque des deux autres de s'abîmer dans les profondeurs.
Hélas! il y a trop de profondeurs pour tous les solitaires. C'est pourquoi ils aspirent à un ami et à la hauteur d'un ami.
Notre foi en les autres découvre l'objet de notre foi en nous-mêmes. Notre désir d'un ami révèle notre pensée.
L'amour ne sert souvent qu'à passer sur l'envie.