Emilie alla se promener au jardin. Parvenue à son pavillon chéri, elle s'assit près d'une fenêtre qui s'ouvrait sur un bosquet. Comme elle répétait ces mots: Si jamais nous nous rencontrons, elle frémit involontairement; les larmes vinrent à ses yeux, mais elle les sécha promptement quand elle entendit qu'on marchait, qu'on ouvrait le pavillon, et qu'en tournant la tête elle eut reconnu Valancourt. Un mélange de plaisir, de surprise et d'effroi s'éleva si vivement dans son cœur, qu'elle en fut tout émue. La joie dont Valancourt était rempli fut suspendue quand il vit l'agitation d'Emilie. Revenue de sa première surprise, Emilie répondit avec un sourire doux; mais une foule de mouvements opposés vinrent encore assaillir son cœur, et luttèrent avec force pour subjuguer sa résolution. Après quelques mots d'entretien, aussi courts qu'embarrassés, elle le conduisit au jardin et lui demanda s'il avait vu madame Chéron. Non, dit-il, je ne l'ai point vue; on m'a dit qu'elle avait affaire, et quand j'ai su que vous étiez au jardin, je me suis empressé d'y venir. Il ajouta: Puis-je hasarder de vous dire le sujet de ma visite sans encourir votre disgrâce? Puis-je espérer que vous ne m'accuserez pas de précipitation, en usant de la permission que vous m'avez donnée de m'adresser à votre famille? Emilie ne savait que répliquer; mais sa perplexité ne fut pas longue, et la frayeur eut bientôt pris sa place, quand, au détour de l'allée elle aperçut madame Chéron. Elle avait repris le sentiment de son innocence: sa crainte en fut tellement affaiblie, qu'au lieu d'éviter sa tante, elle s'avança d'un pas tranquille, et l'aborda avec Valancourt. Le mécontentement, l'impatience hautaine avec lesquels madame Chéron les observait, bouleversèrent bientôt Emilie; elle comprit bien vite que cette rencontre était crue préméditée. Elle nomma Valancourt; et, trop agitée pour rester avec eux, elle courut se renfermer au château. Elle attendit longtemps, avec une inquiétude extrême, le résultat de la conversation. Elle n'imaginait pas comment Valancourt s'était introduit chez sa tante avant d'avoir reçu la permission qu'il demandait.
Madame Chéron eut un long entretien avec Valancourt, et quand elle revint au château, sa contenance exprimait plus de mauvaise humeur que de cette excessive sévérité dont Emilie avait frémi. Enfin, dit-elle, j'ai congédié le jeune homme, et j'espère que je ne recevrai plus de pareilles visites. Il m'assure que votre entrevue n'était point concertée.
–Madame, dit Emilie fort émue, vous ne lui en avez pas fait la question?—Assurément, je l'ai faite; vous ne deviez pas me croire assez imprudente pour penser que je la négligerais.
–Grand Dieu! s'écria Emilie, quelle idée aura-t-il de moi, madame, puisque vous-même vous lui montrez de tels soupçons?
–L'opinion qu'il aura de vous, reprit la tante, est désormais de fort peu de conséquence. J'ai mis fin à cette affaire, et je crois qu'il aura quelque opinion de ma prudence. Je lui ai laissé voir que je n'étais pas dupe, et surtout pas assez complaisante pour souffrir un commerce clandestin dans ma maison.
Quelle indiscrétion à votre père, continua-t-elle, de m'avoir laissé le soin de votre conduite! Je voudrais vous voir pourvue; mais si je dois être excédée plus longtemps d'importuns comme ce M. Valancourt, je vous mettrai bien sûrement au couvent. Ainsi, souvenez-vous de l'alternative. Ce jeune homme a l'impertinence de m'avouer… il avoue cela! que sa fortune est très-peu de chose et dépend de son frère aîné; qu'elle tient à son avancement dans son état. Du moins eût-il dû cacher ce détail, s'il voulait réussir. Il avait la présomption de supposer que je marierais ma nièce à un homme qui n'a rien, et qui le dit lui-même.
Emilie fut sensible à l'aveu sincère qu'avait fait Valancourt. Et quoique sa pauvreté renversât leurs espérances, la franchise de sa conduite lui causait un plaisir qui surmontait tout le reste.
Madame Chéron poursuivit. Il a aussi jugé à propos de me dire qu'il ne recevrait son congé que de vous-même, ce que je lui ai positivement refusé. Il apprendra qu'il est très-suffisant que, moi, je ne l'agrée pas, et je saisis cette occasion de le répéter: si vous concertez avec lui la moindre entrevue sans ma participation, vous sortirez de chez moi à l'instant même.
–Combien vous me connaissez peu, madame, dit Emilie, si vous croyez qu'une pareille injonction soit nécessaire.
Quand, à table, elle revit madame Chéron, ses yeux trahissaient ses larmes; elle en eut de vifs reproches.
Ses efforts pour paraître gaie ne manquèrent pas tout à fait leur but. Elle alla avec sa tante chez madame Clairval, veuve d'un certain âge, et depuis peu établie à Toulouse dans une propriété de son époux. Elle avait vécu plusieurs années à Paris avec beaucoup d'élégance. Elle était naturellement enjouée; et depuis son arrivée à Toulouse elle avait donné les plus belles fêtes qu'on eût jamais vues dans le pays.
Tout cela excitait non-seulement l'envie, mais aussi la frivole ambition de madame Chéron. Et puisqu'elle ne pouvait rivaliser de faste et de dépense, elle voulait qu'on la crût l'intime amie de madame Clairval. Pour cet effet, elle était de la plus obligeante attention; elle n'avait jamais d'engagement lorsque madame Clairval l'invitait. Elle en parlait partout, et se donnait de grands airs d'importance, en faisant croire qu'elles étaient extrêmement liées.
Les plaisirs de cette soirée consistaient en un bal et un souper. Le bal était d'un genre neuf. On dansait par groupes dans des jardins fort étendus. Les grands et beaux arbres sous lesquels on était assemblé étaient illuminés d'innombrables lampions disposés avec toute la variété possible. Les différents costumes ajoutaient au plaisir des yeux. Pendant que les uns dansaient, d'autres, assis sur le gazon, causaient en liberté, critiquaient les parures, prenaient des rafraîchissements, ou chantaient des vaudevilles avec la guitare. La galanterie des hommes, les minauderies des femmes, la légèreté des danses, le luth, le haut-bois, le tambourin, et l'air champêtre que les bois donnaient à toute la scène, faisaient de cette fête un modèle fort piquant des plaisirs et du goût français. Emilie considérait ce riant tableau avec une sorte de plaisir mélancolique. On peut concevoir son émotion quand, en jetant les yeux sur une contredanse, elle y reconnut Valancourt. Il dansait avec une jeune et belle personne, et paraissait lui rendre des soins empressés. Elle se détourna promptement, et voulut entraîner madame Chéron, qui causait avec le signor Cavigni sans avoir vu Valancourt. La contredanse finit; Emilie, voyant que Valancourt s'avançait vers elle, se leva tout de suite, et se retira près de madame Chéron.
C'est le chevalier Valancourt, madame, dit-elle tout bas; de grâce, retirons-nous. Sa tante se lève; mais Valancourt les avait rejoints. Il salua madame Chéron avec respect, et Emilie avec douleur. La présence de madame Chéron l'empêchant de rester, il passa avec une contenance dont la tristesse reprochait à Emilie d'avoir pu se résoudre à l'augmenter.
C'est le chevalier Valancourt, dit Cavigni avec indifférence.—Est-ce que vous le connaissez? reprit madame Chéron.—Je ne suis point lié avec lui, répondit Cavigni.—Vous ne savez pas les motifs que j'ai pour le qualifier d'impertinent? Il a la présomption d'admirer ma nièce.
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