Elle résistait encore au poids affreux de sa douleur, quand elle entendit la musique des danses que si souvent elle avait remarquée, en suivant avec Saint-Aubert les bords fleuris de la Garonne. Alors ses larmes coulèrent jusqu'au moment où la voiture s'arrêta. Elle était en face d'une petite maison: elle leva les yeux dans ce moment, et reconnut la vieille gouvernante qui venait pour ouvrir la porte: le chien de son père venait aussi en aboyant, et quand la jeune maîtresse fut descendue, il sauta, courut au-devant d'elle et lui fit connaître sa joie. Ma chère demoiselle, dit Thérèse, et puis elle s'arrêta; les larmes d'Emilie l'empêchaient de répliquer: le chien s'agitait autour d'elle; tout d'un coup, il courut à la voiture. Ah! mademoiselle, mon pauvre maître! s'écria Thérèse; son chien est allé le chercher. Emilie sanglota en voyant la portière ouverte et le chien sauter dans la voiture, descendre, flairer, chercher avec inquiétude.
Venez, ma chère demoiselle, dit Thérèse; allons, que vous donnerai-je pour vous rafraîchir? Emilie prit la main de la vieille bonne; elle essaya de modérer sa douleur en la questionnant sur sa santé. Elle cheminait lentement vers la porte, s'arrêtait, marchait encore, et faisait une nouvelle pause. Quel silence! quel abandon! quelle mort dans ce château! Frémissant d'y rentrer, et se reprochant d'hésiter, elle passa dans la salle, la traversa rapidement, comme si elle eût craint de regarder autour d'elle, en ouvrit le cabinet qu'elle appelait autrefois le sien. Le sombre du soir donnait quelque chose de solennel au désordre de ce lieu; les chaises, les tables, tous les meubles qu'elle remarquait à peine en des temps plus heureux, parlaient alors trop éloquemment à son cœur. Elle s'assit près d'une fenêtre qui donnait sur le jardin: c'était de là qu'avec Saint-Aubert elle avait si souvent contemplé le soleil couchant.
Elle ne se contraignit plus, et s'en trouva soulagée.
Je vous ai fait le lit vert, dit Thérèse en apportant du café; j'ai pensé qu'à présent vous l'aimiez mieux que le vôtre. Je ne croyais guère, à pareil jour, que vous dussiez revenir seule. Quel jour, grand Dieu! la nouvelle me perça le cœur quand je la reçus. Qui l'aurait dit, quand mon pauvre maître partit, qu'il ne devait jamais revenir? Emilie se couvrit le visage de son mouchoir et lui fit signe de ne plus parler.
Emilie resta quelque temps plongée dans sa tristesse; elle ne voyait pas un seul objet qui ne la ramenât à sa douleur. Les plantes favorites de Saint-Aubert, les livres qu'il avait choisis pour elle et qu'ils lisaient souvent ensemble; les instruments de musique dont il aimait tant l'harmonie et qu'il touchait souvent lui-même. A la fin, rappelant sa résolution, elle voulut voir l'appartement abandonné; elle sentit que sa peine serait toujours plus grande si elle différait.
Elle traversa le gazon, mais son courage défaillit en ouvrant la bibliothèque; peut-être cette obscurité que répandaient le soir et le feuillage augmentait le religieux effet de ce lieu, où tout lui parlait de son père. Elle aperçut la chaise dans laquelle il se plaçait: elle fut interdite à cet aspect, et s'imagina presque l'avoir vu lui-même devant elle. Elle réprima les illusions d'une imagination troublée, mais elle ne put empêcher un certain effroi respectueux qui se mêlait à ses émotions. Elle avança doucement jusqu'à la chaise et s'y assit. Elle avait près d'elle un pupitre, et sur ce pupitre un livre que son père n'avait pas fermé; en reconnaissant la page ouverte, elle se ressouvint que la veille de son départ Saint-Aubert lui en avait lu quelque chose: c'était son auteur favori. Elle regarda le feuillet, pleura et le regarda encore: ce livre était sacré pour elle; elle n'aurait pas fermé la page ouverte pour tous les trésors du monde; elle resta devant le pupitre, ne pouvant se résoudre à le quitter.
Au milieu de sa rêverie, elle vit la porte s'ouvrir avec lenteur; un son qu'elle entendit à l'extrémité de l'appartement la fit tressaillir; elle crut apercevoir un peu de mouvement. Le sujet de sa méditation, l'épuisement de ses esprits, l'agitation de ses sens lui causèrent une terreur soudaine; elle attendit quelque chose de surnaturel. Mais sa raison reprenant le dessus: Qu'ai-je à craindre? dit-elle; si les âmes de ceux que nous chérissons reviennent, ce ne peut être que par bonté.
Le silence qui régnait la rendit honteuse de sa crainte; le même son pourtant recommença. Distinguant quelque chose autour d'elle et se sentant presser contre sa chaise, elle fit un cri; mais elle ne put s'empêcher de sourire avec un peu de confusion, en reconnaissant le bon chien, qui se couchait près d'elle et qui lui léchait les mains.
Emilie, sentant qu'elle était hors d'état de visiter pour ce soir le château solitaire, quitta la bibliothèque et se promena dans le jardin sur la terrasse qui dominait la rivière. Le soleil était couché, mais sous les branches touffues des amandiers, on distinguait les traces de feu qui doraient le crépuscule.
Emilie, qui marchait toujours, approchait du platane où Saint-Aubert s'était souvent assis près d'elle, et où sa bonne mère l'avait souvent entretenu des délices d'un futur état. Combien de fois aussi son père avait trouvé des consolations dans l'idée d'une réunion éternelle! Oppressée de ce souvenir, elle quitta le platane; et s'appuyant sur le mur de la terrasse, elle vit un groupe de paysans dansant gaiement au bord de la Garonne, dont la vaste étendue réfléchissait les derniers rayons du jour. Quel contraste ils formaient avec Emilie malheureuse et désolée! Elle se détourna, mais, hélas! où pouvait-elle aller sans rencontrer des objets faits pour aggraver sa douleur?
Emilie reçut des lettres de sa tante. Madame Chéron, après quelques lieux communs de consolation et de conseil, l'invitait à venir à Toulouse; elle ajoutait que feu son frère lui ayant confié l'éducation d'Emilie, elle se regardait comme obligée de veiller sur elle. Emilie eût bien voulu rester à la vallée; c'était l'asile de son enfance et le séjour de ceux qu'elle avait perdus pour jamais, elle pouvait les pleurer sans qu'on l'observât; mais elle désirait également de ne point déplaire à madame Chéron.
Quoique sa tendresse ne lui permît pas un doute sur les motifs qu'avait eus Saint-Aubert en lui donnant un tel mentor, Emilie sentait fort bien que cet arrangement livrait son bonheur aux caprices de sa tante; dans sa réponse elle demanda la permission de rester quelque temps à la vallée; elle alléguait son extrême abattement, et le besoin qu'elle avait et de repos et de retraite, pour se rétablir par degrés; elle savait bien que ses goûts différaient beaucoup de ceux de madame Chéron sa tante; celle-ci aimait la vie dissipée, et sa grande fortune lui permettait d'en jouir. Après avoir écrit cette lettre, Emilie se trouva plus tranquille.
Elle reçut la visite de M. Barreaux, qui regrettait sincèrement Saint-Aubert. Je puis bien pleurer mon ami, disait-il, je ne trouverai jamais quelqu'un qui lui ressemble. Si j'avais rencontré un seul homme comme lui dans le monde, je n'y aurais pas renoncé.
Le sentiment de M. Barreaux pour Saint-Aubert le rendait extrêmement cher à sa fille; sa plus grande consolation était de parler de ses parents avec un homme qu'elle révérait beaucoup, et qui, sous un extérieur peu agréable, cachait un cœur si sensible, un esprit si distingué.
Plusieurs semaines se passèrent dans une retraite paisible, et le chagrin d'Emilie se transformait en une mélancolie douce; elle pouvait déjà lire, et même lire les livres qu'elle avait lus avec son père, s'asseoir à sa place dans sa bibliothèque, arroser les fleurs qu'il avait plantées, toucher les instruments qu'il avait fait parler, et même de temps en temps jouer son air favori.
Madame Chéron ne répondant point, Emilie commençait à se flatter qu'elle pourrait prolonger sa retraite; elle se sentait alors tant de force, qu'elle osa visiter les lieux où le passé se retraçait le plus vivement à son esprit, de ce nombre était la pêcherie; et pour augmenter dans cette promenade la mélancolie qu'elle aimait, elle emporta son luth, et s'y rendit à cette heure de la soirée qui convient si bien à l'imagination et à la douleur. Quand Emilie fut dans les bois et se vit près du bâtiment, elle s'arrêta, s'appuya contre un arbre, et pleura quelques minutes avant de pouvoir avancer. Le petit sentier qui menait au pavillon était alors tout embarrassé d'herbes; les fleurs que Saint-Aubert avait semées sur les bords en paraissaient presque étouffées; les orties, le houx croissaient par touffes; elle regardait tristement cette promenade négligée, où tout semblait morne et flétri. Elle serait sans doute restée bien plus longtemps dans cette situation, si le bruit de quelques pas, derrière le bâtiment, n'eût tout à coup excité