Il était tard quand ils descendirent les belles hauteurs qui bordent le Roussillon. Cette charmante province est enclavée dans leurs barrières majestueuses et n'est ouverte que du côté de la mer. L'aspect de la culture embellissait au fond le paysage, et la plaine se colorait des plus riches nuances, et telles que le luxe du climat et l'industrie des habitants pouvaient partout les faire éclore. Des bosquets d'orangers et de citronniers parfumaient l'air; leurs fruits déjà mûrs se balançaient dans le feuillage, et des coteaux en pente douce étalaient les plus beaux raisins. Plus loin, des bois, des pâturages, des villes, des hameaux, la mer, dont la surface brillante laissait flotter des voiles éparses, un couchant étincelant de pourpre; ce passage, au milieu des montagnes qui le bordaient, formait la parfaite union de l'aimable et du sublime: c'était la beauté dormant au sein de l'horreur.
Les voyageurs arrivés dans la plaine, avancèrent entre les haies de myrtes et de grenadiers en fleurs jusqu'à la petite ville d'Arles, où ils voulaient rester la nuit. Ils trouvèrent un asile simple, mais propre; ils eussent passé une soirée charmante, après les travaux et les jouissances du jour, si la séparation qui s'approchait n'eût répandu un nuage sur leurs cœurs. Saint-Aubert voulait partir le lendemain, côtoyer la Méditerranée, et arriver jusqu'en Languedoc. Valancourt, trop tôt guéri, désormais sans prétexte pour suivre ses nouveaux amis, devait s'en séparer en ce lieu même. Saint-Aubert qui l'aimait, lui proposa d'aller plus loin; mais il ne renouvela pas l'invitation, et Valancourt eut le courage de n'y pas céder, pour montrer qu'il en était digne. Ils devaient donc se quitter le lendemain: Saint-Aubert partant pour le Languedoc, et Valancourt reprenant, pour se rendre chez lui, la route des montagnes. Toute la soirée il fut muet, et plongé dans la rêverie: Saint-Aubert fut avec lui affectueux, mais pourtant grave; Emilie fut sérieuse, quoiqu'elle s'efforçât de paraître gaie; et après une des plus mélancoliques soirées qu'ils eussent jamais passée ensemble, ils se quittèrent pour la nuit.
CHAPITRE VI.
Le lendemain matin, Valancourt déjeuna avec Saint-Aubert et Emilie, mais aucun d'eux ne paraissait avoir dormi. Saint-Aubert portait l'empreinte de l'accablement et de la langueur; Emilie trouvait sa santé plus mauvaise, et ses inquiétudes s'augmentaient à chaque instant; elle observait tous ses regards avec une timide affection, et leur expression se retrouvait bientôt fidèlement répétée dans les siens.
Au commencement de leur liaison, Valancourt avait indiqué son nom et sa famille: Saint-Aubert connaissait l'un et l'autre; les biens de sa maison, qu'un frère aîné de Valancourt possédait alors, n'étaient qu'à vingt milles de la vallée, et Saint-Aubert avait rencontré ce frère dans quelques maisons de son voisinage. Ce préliminaire avait facilité son admission; son maintien, ses manières, son extérieur lui avaient gagné l'estime de Saint-Aubert, qui volontiers s'en fiait à son coup d'œil; mais il respectait les convenances, et toutes les qualités qu'il reconnaissait en lui n'eussent pas paru des motifs suffisants pour l'approcher autant de sa fille.
Le déjeuner fut presque aussi silencieux qu'avait été le souper de la veille; mais leur rêverie fut interrompue par le bruit de la voiture qui devait emmener Saint-Aubert et Emilie: Valancourt se leva de sa chaise et courut à la fenêtre, il reconnut la voiture, et revint à son siége sans parler. Le moment de la séparation était venu: Saint-Aubert dit à Valancourt qu'il espérait le voir à la vallée, et qu'il n'y passerait sûrement pas sans les honorer d'une visite. Valancourt le remercia vivement, et l'assura qu'il n'y manquerait jamais. En disant ces mots, il regardait timidement Emilie, et elle s'efforçait de sourire au milieu de sa profonde tristesse. Ils passèrent quelques minutes dans un entretien fort animé; Saint-Aubert prit le chemin du carrosse, Emilie et Valancourt suivirent en silence. Valancourt restait à la portière après qu'ils furent montés; aucun ne semblait avoir assez de courage pour dire adieu. A la fin Saint-Aubert prononça le triste mot; Emilie le rendit à Valancourt, qui le répéta avec un sourire forcé, et la voiture se mit en marche.
Les voyageurs restèrent quelque temps sans rien dire. Saint-Aubert rompit le silence, en s'écriant. C'est un intéressant jeune homme. Il y a bien des années qu'une connaissance si courte ne m'a si tendrement attaché. Il me rappelle les jours de ma jeunesse, ce temps où tout me semblait admirable et nouveau. Saint-Aubert soupira et retomba dans la rêverie. Emilie se pencha à la portière, et revit Valancourt immobile à la porte et les suivant des yeux; il l'aperçut et salua de la main: elle rendit cet adieu, et le tournant de la route ne lui permit plus de le voir.
Je me souviens de ce que j'étais à cet âge, reprit Saint-Aubert: je pensais et sentais précisément comme lui; le monde alors s'ouvrait devant moi, et maintenant il se ferme.
–O cher papa! ne vous livrez pas à des pensées si sombres, dit Emilie d'une voix tremblante: vous avez, je l'espère, bien des années à vivre, pour votre bonheur et pour le mien.
–Ah! mon Emilie, s'écria Saint-Aubert; pour le tien! oui, j'espère bien qu'il en est ainsi. Il essuya une larme qui coulait le long de ses joues, et souriant de son attendrissement, il ajouta d'une voix tendre: Il y a quelque chose dans l'ardeur et l'ingénuité de ce jeune homme, qui doit surtout enchanter un vieillard, dont le poison du monde n'a point altéré les sentiments; oui, je découvre en lui je ne sais quoi d'insinuant, de vivifiant, comme la vue du printemps lorsque l'on est malade. L'esprit du malade prend quelque chose du renouvellement de la sève, et les yeux se raniment aux rayons du midi: Valancourt est pour moi cet heureux printemps.
Emilie, qui pressait tendrement la main de son père, n'avait jamais entendu de sa bouche un éloge qui l'eût autant ravie, pas même quand elle en avait été l'objet.
Ils voyageaient au milieu des vignobles, des bois et des prairies, enchantés à chaque pas de ce charmant paysage que bornaient les Pyrénées et l'immensité de l'Océan. Bientôt après midi ils atteignirent Collioure, situé sur la Méditerranée. Ils y dînèrent, et laissèrent passer la grande chaleur: ils reprirent les rivages enchanteurs qui s'étendent jusqu'au Languedoc. Emilie considérait avec enthousiasme le vaste empire des flots, dont les lumières et les ombres variaient si singulièrement la surface, et dont les bords, ornés de bois, portaient déjà les premières livrées de l'automne.
Saint-Aubert était impatient de se trouver à Perpignan, où il attendait des lettres de M. Quesnel; et c'était l'attente de ces lettres qui lui avait fait quitter Collioure, malgré le besoin qu'il avait d'un peu de repos. Après quelques lieues de chemin, il s'endormit; et Emilie, qui avait mis deux ou trois livres dans la voiture en quittant la vallée, eut le loisir d'en faire usage. Elle chercha celui dans lequel Valancourt avait lu la veille; elle désirait de repasser les pages sur lesquelles les yeux d'un ami si cher s'étaient fixés tout nouvellement. Elle voulait appuyer sur les passages qu'il admirait, les prononcer comme il le faisait, et le ramener, pour ainsi dire, en sa présence. En cherchant ce livre, qu'elle ne pouvait trouver, elle aperçut à la place un volume de Pétrarque, qui avait appartenu à Valancourt, dont le nom était écrit dessus. Souvent il lui en lisait des passages, et toujours avec cette expression pathétique qui caractérisait les sentiments de l'auteur.
Ils arrivèrent à Perpignan bientôt après le soleil couché. Saint-Aubert trouva les lettres qu'il attendait de M. Quesnel. Il en parut si douloureusement affecté, qu'Emilie, effrayée, le conjura, autant que sa délicatesse le lui permît, de lui en expliquer le contenu. Il ne répondit que par ses larmes, et bientôt parla d'autre chose. Emilie s'interdit de le presser davantage; mais l'état de son père l'occupait fortement, et de la nuit elle ne put dormir.
Le lendemain ils continuèrent de suivre la côte, à l'effet de gagner Leucate, sur la Méditerranée, et situé sur la frontière du Roussillon et du Languedoc. En chemin, Emilie renouvela les sollicitations de la veille, et parut tellement troublée du silence et du désespoir de Saint-Aubert, qu'enfin il bannit la réserve. Je ne voulais pas, ma chère Emilie, lui dit-il, répandre un nuage sur vos plaisirs, et j'aurais désiré, du moins pendant le voyage, vous cacher quelques circonstances dont il eût bien fallu vous informer un jour; votre affliction m'en empêche, et vous souffrez peut-être autant de votre inquiétude que vous souffrirez de la vérité. La visite de M. Quesnel fut pour moi une époque fatale. Il me dit alors une partie des nouvelles que sa lettre vient de me confirmer.