Le baron d'Holbach surtout le devina, le prit en amitié, et lui fit faire la connaissance de Franklin. Celui-ci le présenta à madame Helvétius, qui l'invitait souvent à sa maison de Passy, où se réunissaient alors nombre de gens de lettres et de savants distingués. Nul doute que la société de tous ces hommes célèbres, que Constantin fréquentait souvent, n'ait beaucoup contribué à développer les brillantes dispositions dont il était doué. Il se dégoûta de plus en plus de toute espèce de profession: il aspirait, presque à son insu, à quelque chose de plus élevé.
Jeune encore, il avait déja vieilli dans la méditation, et son génie n'attendait que d'être livré à lui-même pour se développer et prendre un essor rapide. L'occasion ne tarda pas à se présenter; une modique succession lui échut:4 il résolut d'en employer l'argent à entreprendre un long voyage. Comme tous les grands hommes, il dédaigna les routes frayées, et choisit la plus inconnue et la plus périlleuse: il projeta de parcourir l'Égypte et la Syrie.
De tous les pays c'étaient les moins connus; après d'immenses recherches et de graves réflexions, Constantin résolut d'entreprendre de parvenir où tant d'autres avaient échoué. Pour se préparer à ce périlleux voyage, il quitta Paris, et se rendit chez son oncle.
Il ne se dissimulait ni les dangers ni les fatigues qui l'attendaient, mais aussi entrevoyait-il la gloire qu'il devait y acquérir. Il mesura d'abord l'étendue de la carrière, pour calculer, puis acquérir les forces qu'il lui fallait pour la parcourir.
Il s'exerçait à la course, entreprenait de faire à pied des voyages de plusieurs jours; il s'habituait à rester des journées entières sans prendre de nourriture, à franchir de larges fossés, à escalader des murailles élevées, à régulariser son pas afin de pouvoir mesurer exactement un espace par le temps qu'il mettait à le parcourir. Tantôt il dormait en plein air, tantôt il s'élançait sur un cheval et le montait sans bride ni selle, à la manière des Arabes; se livrant ainsi à mille exercices pénibles et périlleux, mais propres à endurcir son corps à la fatigue. On ne savait à quoi attribuer son air farouche et sauvage; on taxait d'extravagance cette conduite extraordinaire, attribuant ainsi à la folie ce qui n'était que la fermentation du génie.
Après une année de ces épreuves diverses, il résolut de mettre son grand dessein à exécution. De peur de n'être pas approuvé, il crut devoir le cacher à son père, mais il se hâta d'en faire part à son oncle. À peine lui eut-il communiqué qu'il ne s'agissait rien moins que de visiter des pays presque inconnus aux habitants de l'Europe, et dont les langages sont si différents des nôtres, qu'effrayé de la hardiesse de ce projet qu'il croyait impraticable, son digne ami ne négligea aucun moyen de l'en dissuader, mais en vain: Constantin fut inébranlable. «Ce qui distingue particulièrement un homme de génie, a dit un écrivain,5 c'est cette impulsion secrète qui l'entraîne comme malgré lui vers les objets d'étude et d'application les plus propres à exercer l'activité de son ame et l'énergie de ses facultés intellectuelles. C'est une espèce d'instinct qu'aucune force ne peut dompter, et qui s'exalte au contraire par les obstacles qui s'opposent à son développement.»
Aussi Constantin, loin de se rebuter, n'en était-il que plus impatient d'entreprendre son voyage; il voyait déja en idée des pays nouveaux; déja son imagination ardente franchissait l'espace, devançait le temps, et planait sur ces déserts où il devait jeter les premiers fondements de sa gloire.
Cependant il désirait depuis long-temps de changer de nom; celui que son père lui avait donné lui déplaisait; il résolut d'en prendre un autre. Il faut croire qu'il avait pour cela de fortes raisons; car son oncle l'approuva, s'occupa quelque temps de lui en chercher un convenable, et lui proposa enfin celui de Volney. Constantin le prit, et ce fut pour l'immortaliser.
Le jour fixé pour le départ étant arrivé, le jeune voyageur prit congé de ses amis, et s'arracha des bras de son oncle et de sa famille.
Un havre-sac contenant un peu de linge, et qu'il portait à la manière des soldats, une ceinture de cuir contenant six mille francs en or, un fusil sur l'épaule; tel était l'équipage de Volney. À peine fut-il à quelque distance d'Angers et au moment de le perdre de vue, qu'il s'arrêta malgré lui: ses regards se fixèrent sur la ville, ses yeux ne pouvaient s'en détacher; il abandonnait ce qu'il avait de plus cher, et peut-être pour toujours. Ses larmes coulaient en abondance, il sentit chanceler son courage; mais bientôt, rappelant toute son énergie, il se hâta de s'éloigner.
Il arriva bientôt à Marseille, où il s'embarqua sur un navire qui se trouvait prêt à mettre à la voile pour l'Orient.
À peine débarqué en Égypte, Volney se rendit au Caire, où il passa quelques mois à observer les mœurs et les coutumes d'un peuple si nouveau pour lui, mais sans perdre de vue toute l'étendue de la carrière qu'il voulait parcourir.
En méditant cette grande entreprise, l'intrépide voyageur avait non-seulement pour but de s'instruire, mais encore de faire cesser l'ignorance de l'Europe sur des contrées qui en sont si voisines, et cependant aussi inconnues que si elles en étaient séparées par de vastes mers ou d'immenses espaces. Il importait donc qu'il pût tout voir et tout entendre, il fallait pénétrer dans l'intérieur des divers états, et il lui était impossible de le faire avec sûreté sans parler la langue arabe, aussi commune à tous les peuples de l'Orient qu'elle est inconnue parmi nous. Pour surmonter ce nouvel obstacle, le jeune voyageur eut le courage d'aller s'enfermer huit mois chez les Druses, dans un couvent arabe situé au milieu des montagnes du Liban.
Là, il se livra à l'étude avec son ardeur ordinaire. Il eut d'autant plus de difficultés à vaincre qu'il était privé du secours des grammaires et des dictionnaires; il lui fallait, pour ainsi dire, être son propre maître et se créer une méthode; il sentit la nécessité et conçut le projet de faciliter un jour aux Européens l'étude des langues orientales.
Il employait ses moments de loisir à converser avec les moines, à s'informer des mœurs des Arabes, des variations du climat et des diverses formes de gouvernement sous lesquelles gémissent les malheureux habitants de ces contrées dévastées. Là, comme en Europe, il ne vit que despotisme, que dilapidation des deniers du peuple; là, comme en Europe, il vit un petit nombre d'êtres privilégiés s'arroger insolemment le fruit des sueurs du plus grand nombre, et, comptant sur les armes de leurs soldats, n'opposer aux clameurs du peuple que la violence et l'abus de leur force. Ces tristes observations augmentaient sa mélancolie habituelle: trop profond pour ne pas soulever le voile de l'avenir, il ne prévoyait que trop les malheurs qui devaient accabler une patrie qui lui était si chère, et dont il ne s'était éloigné que pour bien mériter d'elle.
Ce ne fut qu'après qu'il put converser en arabe avec facilité, qu'il prit réellement son essor: il fit ses adieux aux moines qui l'avaient accueilli, et, après s'être muni de lettres de recommandation pour différents chefs de tribu, il commença son voyage.
Il prit un guide qui le conduisit dans le désert auprès d'un chef auquel il était particulièrement adressé. Aussitôt qu'il fut arrivé près de lui, Volney présenta une paire de pistolets à son fils, qui accepta ce présent avec reconnaissance. Dès que le chef eut lu la lettre que Volney lui avait remise, il lui serra les mains en lui disant: «Sois le bien venu; tu peux rester avec nous le temps qu'il te plaira. Renvoie ton guide, nous t'en servirons: regarde cette tente comme la tienne, mon fils comme ton frère, et tout ce qui est ici comme étant à ton usage.» Volney n'hésita pas à se fier à l'homme qui s'exprimait avec tant de franchise: il eut tout lieu de voir combien les Arabes étaient fidèles