Les moments perdus de John Shag. Auguste Gilbert de Voisins. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Auguste Gilbert de Voisins
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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VIEUX CITRON

      Seule l'affection rend plaisante une compagnie prolongée; seule l'affection la rend supportable. Un indifférent veut-il vous offrir la comédie de lui-même, jouissez du spectacle, mais évitez qu'il dure. Le plus beau paysage ne laisse pas que de fatiguer, s'il ne touche secrètement quelque point sentimental; l'art ne séduit qu'un temps, si le cœur ne s'y mêle, et le camarade qui vous arrêta dans la rue se change vite en fâcheux, revînt-il d'Eldorado ou de Thulé.

      C'est pour avoir souffert de l'impudeur des fâcheux, pour les avoir vus, rongeant sans vergogne ce peu d'heures vouées au loisir, pour s'être senti pauvre, après leur départ, que tel de mes amis ne sort plus d'une façon de thébaïde spirituelle et fuit l'ombre même de l'homme.—J'estime qu'il a grand tort.

      Il faut goûter tout l'instant qui passe, entendre toute son harmonie, respirer tout son parfum, se repaître, mais ne jamais rien donner en échange. Une femme, rencontrée dans le monde, un camarade, une connaissance de huit jours sont des ennemis qui vous mangeront si vous ne les mangez d'abord.—Mangez-les donc.

      Le repas peut, d'ailleurs, être succulent.—Mettez votre sujet en une posture morale où il devra penser par lui-même, agir sans aide, s'exprimer, se taire, souffrir, douter, prendre parti. Ouvrez les yeux, écoutez bien. Cela vaut, parfois, les plus doux spectacles, les plus belles musiques. Comme disent les prospectus des livres pour la jeunesse: «on s'instruit en s'amusant,» et je ne sais de vaudeville où l'on se récrée à si bon compte.

      Ainsi, faites rendre à votre sujet ce qu'il peut donner, videz-le, séchez bien le vase et ne vous en occupez plus. Vous avez ri, vous avez appris quelque chose, vous vous êtes augmenté—tout est là. Sauf la rencontre qui transforme votre sujet en ami, en maîtresse, en idole, soyez persuadé que vous ne devez rien.

      Un être usé devient hostile. Son influence est pareille à celle de cet ornement banal que vous avez jadis pendu au mur et que vous n'osez pas jeter.—Il exaspère.—Défaites-vous des êtres que vous connaissez bien et que vous n'aimez pas. Quand on a savouré son jus, on ne garde pas un vieux citron.

      Il est regrettable que le respect humain soit une si forte effusion du cœur. Il exagère de prodigieuse manière la notion de la dette sentimentale. Parce que X nous a divertis, nous pensons, sincèrement, lui devoir quelque chose.—Soit!—Alors, payez-le avec de la monnaie, comme l'on paie, au théâtre, le prix d'un fauteuil, mais, pour Dieu! ne lui donnez rien de vous-même!

      Notre trésor intérieur est trop précieux, trop rare, trop vite épuisé, pour que, sans folie, l'on puisse en être généreux. Cette générosité-là devient de la prodigalité,—la pire: du gaspillage.—Si l'Enfant Prodigue avait été prodigue de lui-même, au lieu de l'être de ses richesses, on n'eût certes point tué le veau gras, à son retour, car il n'eût point conservé de quoi se faire reconnaître par ses parents.

      Gardez-vous donc! thésaurisez! Prenez ce que vous donne l'instant qui passe, prenez, ne rendez pas! Il ne faut se dépenser qu'en aimant.

      4

      PROJET POUR DEMAIN SOIR

      Nous parlementerons avec les douze dragons d'or accroupis à la lisière du bois, et, à chacun, nous raconterons une belle histoire, afin qu'il nous laisse passer,—puis, nous entrerons sous le toit vert.

      L'atmosphère y sera lourde, à cause des parfums de fleurs. Une biche au doux regard viendra te considérer, et je pense qu'il lui plaira de t'offrir le bouquet de rue qu'elle tient entre ses dents.

      Avec civilité tu la remercieras, et nous poursuivrons notre route.

      Dans la région des hautes branches, il y aura des chants d'oiseaux, plus persuasifs que ceux de nos contrées.—Au-dessus, dans l'air libre, de grandes oriflammes jaunes et rouges, brodées d'argent, flotteront sur la brise, et ce sera comme pour une grande fête.

      Des singes, suspendus par une patte, nous jetteront des roses couleur safran, et tu t'effraieras du miaulement d'une panthère qui, couchée sur le dos, jouera avec un globe de cristal.

      Alentour, les bambous auront de frais murmures. Sous leurs rameaux fins, le phénix, construisant son bûcher, assemblera des brindilles. Vers la chute du crépuscule, tout sera prêt. Sans doute, le bel oiseau nous invitera-t-il à la cérémonie. Pour l'heure, il travaille à sa mort d'aujourd'hui, en vue de sa gloire prochaine.

      Devant nous, très loin, une clochette, de temps en temps, tintera clair. C'est elle qui sera notre guide, et nous atteindrons enfin le temple biscornu, couvert de tuiles bleues, qui reflète le soleil.

      Au seuil, et surveillé par douze cigognes ironiques, se tient un mendiant qui représente toute la misère. Nous pleurerons sur lui, harmonieusement, moi comme un empereur et toi comme un ange.

      Par la porte de jade qui toujours reste ouverte, nous pénétrerons dans le temple, et les prêtres agenouillés méneront, aussitôt, grand train de gongs et de sonnailles.

      Tu danseras un pas religieux, après avoir ôté tes sandales, puis je m'avancerai, ayant détruit en moi l'horreur sacrée, vers la grande idole, le somptueux Bouddha de porcelaine qui remplit tout le fond du sanctuaire. Je grimperai le long de ses pieds obscurs, j'escaladerai les colonnes de ses jambes et me dresserai, enfin, sur le piédestal de sa main tendue.

      Compris tout entier dans la paume du Dieu, peut-être entendrai-je, alors, tomber de ses lèvres précieuses les paroles de la sagesse, ou, peut-être, me fera-t-il des récits plus beaux encore que ceux de mes songes: récits de fleuves, de vents, de flammes et de gouffres, récits d'un parfum si puissant qu'à eux je voudrai me mélanger.

      Nous ferons tout cela demain soir.

      5

      L'INSOMNIE DES MORTS

      Promenez-vous dans un cimetière, quand la nuit descend, quand les grilles sont fermées: vous n'y verrez point de fantômes, ni d'ombres malheureuses, mais, je vous le jure! vous entendrez se lamenter les morts.

      La chair des morts se plaint tant qu'elle existe: elle se plaint de ne plus vivre, elle ne peut se décider à n'être plus, et, de chaque sépulture, monte une voix impatiente de son sommeil, inapaisée, même par ce sommeil-là, et qui gémit et qui perpétue son infatigable déploration.

      Les hommes d'hier se désolent d'une voix profonde, les femmes d'hier d'une voix qui se brise, et les enfants d'hier ont l'horrible accent des flûtes éraillées. Mais la voix de tous ces cadavres s'amincit au cours des jours, leurs paroles se décomposent avec leurs bouches; bientôt, ils ne pourront presque plus se plaindre, bientôt, leurs ossements ne donneront plus qu'un murmure.

      Et tous ces cadavres disent les mêmes paroles. Tous regrettent de n'avoir pu vivre leur lendemain. Chacun projetait quelque chose qu'il n'a pu faire, chacun voulait agir, chacun voulait créer, chacun mûrissait un dessein, tramait une utopie, chacun voulait vivre un jour de plus, non pour la joie de vivre ce jour, mais pour le plaisir de préméditer la joie du jour d'après.

      Et, seules, dans ce tumulte, certaines voix se taisent: celle des suicidés.

      6

      PARFUMS

      La nuit est toute bleue.

      Je me promène, seul, dans une rue ancienne, aux murs tièdes. D'étranges odeurs viennent à moi. Je ne puis ni songer, ni regarder, ni jouir de l'ombre. Je me sens occupé par ces odeurs. Elles s'insinuent en moi. Je les écoute, en quelque sorte.

      Ce ne sont ni des parfums, ni des puanteurs. On ne sait, au juste, si elles déplaisent ou si elles attirent. Je suis loin des relents affreux qui empestent les villages nègres, loin des odeurs du Paris nocturne, loin des émanations orientales. C'est indigène. C'est singulier.—Fuyantes, nombreuses, colorées, les odeurs de cette nuit provençale m'intéressent.

      Sur le fond d'huile chaude, je perçois des souvenirs de poisson frais. J'ai respiré cela dans plus d'un port… Une odeur pareille, jadis, je me souviens… à Héligoland, devant la mer du Nord, grise et dure.

      Une lampe