Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 5. Charles Athanase Walckenaer. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Charles Athanase Walckenaer
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Биографии и Мемуары
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sa pieuse épouse des femmes qui lui ressemblassent. Alors prévalut, parmi celles qui voulaient parvenir aux dignités et aux honneurs (le nombre en était grand), une pruderie et une affectation de piété dont madame de Sévigné, dans l'intime secret de sa correspondance avec sa fille, se moque en toute occasion. «La princesse d'Harcourt, dit-elle, danse au bal, et même toutes les petites danses; vous pouvez penser combien on trouve qu'elle a jeté le froc aux orties et qu'elle a fait la dévote pour être dame du palais! Elle disait il y a deux jours: Je suis une païenne auprès de ma sœur d'Aumont. On trouve qu'elle dit bien présentement: La sœur d'Aumont n'a pris goût à rien; elle est toujours de méchante humeur, et ne cherche qu'à ensevelir les morts. La princesse d'Harcourt n'a point encore mis de rouge; elle dit à tout moment: J'en mettrai si la reine ou M. le prince d'Harcourt me le commandent. La reine ne lui commande pas, ni le prince d'Harcourt; de sorte qu'elle se pince les joues, et l'on croit que M. de Sainte-Beuve (savant casuiste et théologien de la Sorbonne) entre dans ce tempérament184

      Lorsque Mazarin, d'après les considérations de la politique, décida que le roi de France s'unirait à l'infante d'Espagne, le jeune monarque, alors dans toute la fougue de l'âge, était épris de Marie Mancini. L'infante espagnole, timide, froide et gauche, avec ses grands yeux d'un bleu pâle, sa figure d'un blond argenté, son teint d'un blanc blafard, le vermillon de ses lèvres épaisses qui faisait ressortir le peu de blancheur de ses dents, contrastait désagréablement avec les attraits de cette belle et gracieuse Italienne au teint coloré, à la taille élancée, à la parole chaleureuse, aux regards enflammés185. Le jeune roi fut obligé de résister à ses plus ardents désirs et de refouler dans son cœur ses plus tendres sentiments en recevant dans ses bras Marie-Thérèse. Celle-ci ne put jamais inspirer de l'amour à son époux; mais elle était bonne, douce, pieuse; et de toutes les femmes qui se passionnèrent pour Louis jusqu'à l'idolâtrie aucune ne l'aima plus fortement, plus constamment. Il le savait, et, malgré toutes les séductions qui l'entraînaient, il eut toujours pour elle les procédés d'un honnête homme qui connaît tout le prix d'une épouse fidèle et d'un roi qui n'ignore pas qu'un des plus grands intérêts de sa politique est celui de perpétuer sa race. Il en eut six enfants; tous moururent jeunes, excepté le premier, qui fut dauphin; et comme cet aîné fut un homme d'un esprit médiocre et d'un caractère peu aimable, malgré les soins de Montausier et de Bossuet, ou peut-être en partie à cause de ces soins, Louis XIV préférait à tous ses enfants ceux qu'il eut de ses maîtresses. Mais il environna toujours de respect et d'hommages sa compagne couronnée, la mère du Dauphin et de toute la progéniture légitime et royale. Soumise à toutes ses volontés, elle les devinait dans ses yeux; elle ne pensait, elle n'agissait que par lui; la peur de lui déplaire la glaçait d'effroi, et son amour augmentait sa crainte. Pour qu'aucune femme n'aigrît en elle les sentiments de jalousie qui la tourmentaient, Louis XIV ne se contenta pas de remplacer les filles d'honneur par des dames du palais, il renvoya dans leur pays toutes les femmes de chambre espagnoles que la reine186 avait amenées avec elle, et mit à leur place des femmes de chambre françaises. Ce changement parut dur à Marie-Thérèse; mais elle n'osa pas s'en plaindre, et ce fut par madame de Montespan qu'elle obtint de pouvoir garder la plus jeune et la plus chérie de ses femmes espagnoles187.

      Marie-Thérèse, élevée pour un trône, avait cependant de la grandeur et de la dignité; ce fut elle qui répondit naïvement qu'elle n'avait pu devenir amoureuse d'aucun homme à la cour de son père, parce qu'il n'y avait d'autre roi que lui. Elle savait tenir une cour; mais, élevée dans l'ignorance et sans goût pour la lecture, elle aimait les jeux de cartes; ce qui plaisait d'autant plus aux dames d'honneur et aux femmes admises à l'honneur de faire habituellement sa partie qu'elle ne savait pas bien jouer, et qu'elle perdait presque toujours. Celles qui, par leurs charges, étaient obligées de l'accompagner partout ne sympathisaient pas avec sa dévotion, et trouvaient pénible d'aller tous les jours à vêpres, au sermon, au salut: «Ainsi, disait à ce propos madame de Sévigné, rien n'est pur en ce monde188

      Lorsqu'il allait faire la guerre en personne, Louis XIV transportait la reine et sa cour dans les lieux les moins éloignés des opérations militaires. Quand ses plans de campagne devaient se porter hors du royaume et auraient exposé la reine à quelques dangers, il la laissait à Versailles et la décorait du titre de régente. Si donc Marie-Thérèse ne suffisait pas au bonheur de Louis XIV, elle y contribuait, et ne le troublait en rien. Il n'en était pas de même des maîtresses: leur rivalité, celle de leurs enfants, qui tous issus du même père se croyaient les mêmes droits aux bienfaits et à la faveur, y fomentaient des divisions et des haines189. Le passage suivant d'une des lettres de madame de Sévigné nous dessine trop exactement l'état de la cour sous ce rapport, à l'époque dont nous nous occupons, pour que nous ne le transcrivions pas:

      «…Parlons de Saint-Germain: j'y fus il y a trois jours… J'allai d'abord chez M. de Pomponne… Nous allâmes chez la reine avec madame de Chaulnes. Il n'y eut que pour moi à parler. La reine dit sans hésiter qu'il y avait trois ans que vous étiez partie et qu'il fallait revenir. Nous fûmes ensuite chez madame Colbert, qui est extrêmement civile et sait très-bien vivre. Mademoiselle de Blois dansait; c'est un prodige d'agrément et de bonne grâce. Desairs dit qu'il n'y a qu'elle qui le fasse souvenir de vous; il me prenait pour juge de sa danse, et c'était proprement mon admiration que l'on voulait: elle l'eut, en vérité, tout entière. La duchesse de la Vallière y était; elle appelle sa fille mademoiselle, et la princesse l'appelle belle maman. M. de Vermandois y était aussi. On ne voit point encore d'autres enfants. Nous allâmes voir MONSIEUR et MADAME; vous n'êtes point oubliée de MONSIEUR, et je lui fais toujours mes très-humbles remercîments. Je trouvai Vivonne, qui me dit: Maman mignonne, embrassez, je vous prie, le gouverneur de Champagne.—Et qui est-ce? lui dis-je.—C'est moi, reprit-il.—Et qui vous l'a dit?—C'est le roi, qui vient de me l'apprendre tout à l'heure. Je lui en fis mes compliments tout chauds. Madame la comtesse (de Soissons) l'espérait pour son fils190

      Presque tous les grands intérêts de cour, au moment où ces lignes furent écrites, y sont touchés.

      Le gouvernement de Champagne était devenu vacant par la mort d'Eugène-Maurice de Savoie, comte de Soissons, arrivée le 7 juin 1673. Il était naturel que ce gouvernement fût donné à son fils aîné, Louis-Thomas. Sa mère était Olympe Mancini, surintendante et chef du conseil de la maison de la reine191, qui avait conservé un grand crédit à la cour; mais madame de Montespan l'emporta sur elle, et fit donner ce gouvernement à son frère, le duc de Vivonne. Alors dans toute la force et l'éclat de sa puissance, madame de Montespan triomphait par la certitude d'être aimée sans redouter sa rivale. Lorsque, par un retour de tendresse, Louis XIV avait impérieusement redemandé la Vallière aux saintes filles du couvent de Chaillot192, celle-ci, pressentant son malheur, dit: «Hélas! mes sœurs, vous me reverrez bientôt.» Bientôt, en effet, l'abandon et la froideur toujours croissants de celui qui l'avait accoutumée à tant d'adoration et d'hommages rouvrirent plus saignantes et plus déchirantes les blessures faites à son cœur. Elle vit enfin arriver ces jours de douleur et de larmes, où la mélancolique expression de ses beaux yeux, qui tant de fois avaient fait repentir Louis XIV de ses infidélités et rallumé l'ardeur d'une flamme languissante, ne trouvait plus en lui aucune sympathie. Une nouvelle séparation était devenue indispensable; elle dut enfin s'y résigner; mais, incertaine, timide et tremblante au moindre signe de la volonté d'un maître qui avait cessé d'être amant, elle n'osait pas lui résister; elle ne savait ni comment rester avec lui ni comment le quitter. Il fuyait la présence, il évitait les regards de celle qui aurait voulu lui sacrifier sa vie. Sa vie! elle ne lui appartenait plus; elle était au père de ses enfants, enfants du sang royal, reconnus légitimes. Dans les commencements, le jeune monarque avait consenti à ce que la Vallière couvrît ses faiblesses des ombres du mystère. Deux enfants nés de ce commerce amoureux furent mis au monde et baptisés comme nés


<p>184</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (19 janvier 1674), t. III, p. 316, édit. G.; t. III, p. 218, édit. M.—Conférez la 4e partie de ces Mémoires, p. 277, et t. III, p. 374.

<p>185</p>

Voyez la 2e partie de ces Mémoires, 2e édit, p. 151-155.—Madame la duchesse D'ORLÉANS, princesse palatine, Mémoires, édit. de Busoni, 1832, p. 90.—MOTTEVILLE, Mémoires, t. XL, p. 52, 53.

<p>186</p>

Madame la duchesse D'ORLÉANS, Mémoires, 1833, in-8o, p. 90, 91. Lettres originales de madame CHARLOTTE-ÉLISABETH DE BAVIÈRE, veuve de MONSIEUR; 1788, in-12, t. I, p. 84 et 85.

<p>187</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (1er et 5 janvier 1674), t. III, p. 286 et 292, édit. G.; t. III, p. 288 et 292, édit. M.

<p>188</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (10 novembre 1673), t. III, p. 216, édit. G.; t. III, p. 133 et 134, édit. M.—L'État de la France, édit. 1669, p. 361, 362, 363.—Édit. 1677, p. 341, 347.—Édit. 1678, p. 377.

<p>189</p>

MONTPENSIER, Mémoires (1681 et 1668), t. XLIII, p. 20 et 121.—MOTTEVILLE, Mémoires (1661), t. XL, p. 154.—CAYLUS, Souvenirs, t. LXVI, p. 434-35, édit. de Voltaire; Ferney, 1770, p. 93.

<p>190</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (12 janvier 1674), t. III, p. 303, édit. G.; t. III, p. 206-207, édit. M.

<p>191</p>

État de la France, 1678, in-12, p. 375.

<p>192</p>

Voyez la 3e partie de ces Mémoires, ch. XII et XIII, p. 212 et 240.