Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 3. Charles Athanase Walckenaer. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Charles Athanase Walckenaer
Издательство: Public Domain
Серия:
Жанр произведения: Биографии и Мемуары
Год издания: 0
isbn:
Скачать книгу
firent circuler l'argent dans toutes les classes188. C'est dans ces circonstances et au milieu du bonheur général que Louis XIV donna une de ces fêtes qui, par l'éclat et la magnificence qu'il savait y mettre, devenaient l'objet de l'attention et de l'admiration de l'Europe. Cette fête commença le 18 juillet (1668) le matin, et se termina le lendemain à l'aurore. Elle eut lieu dans le château et les jardins de Versailles, qui, quoique non encore achevés, surpassaient déjà en magnificence toutes les demeures royales qu'on avait construites auparavant, comme elle surpasse encore toutes celles qu'on a élevées depuis189. Cette fête n'avait rien de la pompe chevaleresque et guerrière du fameux carrousel de 1662; mais le grand nombre de belles femmes qui s'y trouvaient réunies et qui y figuraient; la magnificence de ces grandes galeries, ornées de dorure et des chefs-d'œuvre des grands peintres; les cascades des jardins, les jets d'eau, les statues de marbre et de bronze; la lumière d'un beau soleil, les frais ombrages, les fleurs; les emblèmes ingénieux, les décorations, les costumes, les chants, les danses, les festins; la comédie joyeuse de Molière et la musique de Lulli; les explosions bruyantes et volcaniques des feux d'artifice, les lustres, les illuminations, les globes de feu et toutes les pompes de la nuit; enfin, cette multiplicité de divertissements, de plaisirs et de surprises, qui variaient à toutes les heures et auxquelles les heures ne pouvaient suffire, tout contribua à donner à cette fête un caractère de féerie, qui laissa des souvenirs enchanteurs, ineffaçables à toutes les personnes qui y avaient assisté.

      Madame de Sévigné et sa fille étaient de ce nombre: nous l'apprenons par une lettre du petit abbé de Montigny190. Cette lettre est une relation de la fête, écrite le lendemain par ordre de la reine, pour être envoyée au marquis de Fuentès191, précédemment ambassadeur d'Espagne en France et alors en résidence à Madrid192. Cette relation est bien supérieure par le style et par les curieux détails qu'elle renferme à celle qui a été donnée par Félibien et dont on encombre les éditions de Molière193, par la seule raison que notre grand comique composa, pour les intermèdes et les ballets de cette fête, des vers aussi doucereux que ceux de Benserade, et y fit jouer la comédie de George Dandin ou le Mari confondu.

      Nous savons, par la lettre de Montigny, que les dames invitées étaient au nombre de trois cents. Toutes se rendirent dès le matin, parées pour la journée, au château de Versailles. On avait orné et parfumé les appartements pour les recevoir. Afin qu'elles ne fussent pas gênées par les lois de l'étiquette, et qu'elles pussent parcourir à leur gré les appartements de ce somptueux séjour et se rendre plus librement aux offres qui leur étaient faites par les officiers du roi, chargés de se conformer à leurs désirs, Louis XIV s'était retiré, avec toute la famille royale, dans un pavillon voisin du château. Après avoir fait leur premier repas, elles descendirent toutes dans le jardin, montèrent dans des calèches qu'on leur avait préparées, et accompagnèrent la reine dans une promenade autour du parc. Quand cette promenade fut terminée, on vit commencer les enchantements de cette fête ravissante. Après chaque divertissement, les calèches se trouvaient prêtes pour transporter les dames aux lieux où les attendaient des jouissances nouvelles et inattendues. Tous les ambassadeurs assistaient à cette fête, et on y remarquait beaucoup d'étrangers, surtout beaucoup d'Anglais, venus à la suite du beau duc de Montmouth, dont les attentions pour Henriette d'Angleterre excitaient la jalousie du duc d'Orléans et affermissaient dans son esprit le crédit du chevalier de Lorraine, ennemi de cette princesse194.

      Vers la fin de la journée et lors du souper et du feu d'artifice, les jardins furent ouverts au public; des rafraîchissements furent distribués à tous ceux qui en voulurent; et le peuple put participer à ce que cette fête offrait pour lui de plus surprenant et déplus éclatant.

      L'abbé de Montigny avait joint à sa lettre des listes de toutes les dames invitées, indiquant de quelle manière elles se trouvaient placées au souper, qui fut le repas principal de la journée. Ces détails ne sont pas sans intérêt, parce qu'ils jettent du jour sur la position des personnages de la haute société de cette époque et sur les intrigues de cour, que la jeunesse du roi et ses galantes inclinations rendaient très-actives.

      Madame de Sévigné et sa fille étaient placées à la table du roi, et sont inscrites sur la liste après madame de la Fayette et avant madame de Thianges. Cette circonstance dut singulièrement accréditer les bruits qu'on avait répandus de l'inclination du roi pour mademoiselle de Sévigné. Madame de Montmorency, faisant part à Bussy de ce qui se disait à la cour, lui écrit, le 15 juillet 1668 (trois jours avant la fête): «Pour des nouvelles, vous saurez que M. de Rohan parle avec mépris de madame de Mazarin. Il dit qu'on veut avoir ses bonnes grâces, mais sans en faire cas quand on les a. On croit qu'il retourne à madame de Soubise, que MADAME fait valoir tant qu'elle peut auprès du roi, et souhaite fort cette galanterie. D'un autre côté, la Feuillade fiait ce qu'il peut pour mademoiselle de Sévigné; mais cela est encore bien faible.» Bussy, cet homme si fier et si hautain, loin de voir un déshonneur pour sa famille dans la supposition que le roi pourrait jeter les yeux sur mademoiselle de Sévigné, répond à madame de Montmorency, le 17 juillet (c'est-à-dire la veille de la fête): «Je serais fort aise que le roi s'attachât à mademoiselle de Sévigné, car la demoiselle est fort de mes amies, et il ne pourrait être mieux en maîtresse195.» Le même jour, Bussy écrit à sa cousine pour lui recommander une affaire, et, en terminant sa lettre, il ne manque pas de lui parler de sa fille: «Je suis bien à vous, ma chère cousine, et à la plus jolie fille de France; je n'ai que faire, après cela, de faire mon compliment à mademoiselle de Sévigné196.» Cette préoccupation de Bussy pour mademoiselle de Sévigné fait présumer qu'il savait gré à la Feuillade de ses projets; parce qu'il voyait dans leur réussite une chance favorable à son ambition.

      Au reste, toutes ces rumeurs, toutes ces intrigues provenaient de ce que la liaison du roi avec madame de Montespan, encore enveloppée des voiles du mystère, n'était considérée que comme un goût passager: on s'aperçut dès lors que la maîtresse en titre avait cessé d'occuper la première place dans le cœur du monarque, et que des rivales, plus belles et plus jeunes, pouvaient tenter de ta supplanter. Madame de Sévigné nous fournira l'occasion de faire remarquer par la suite le succès des intrigues conduites, avec une si grande réserve et une si habile dissimulation, par madame de Soubise, et déjà signalées dans la lettre de madame de Montmorency. Quant à mademoiselle de Sévigné, sa froideur dédaigneuse, jointe à la vertu vigilante de sa mère, la garantit d'un péril qui ne fut peut-être jamais bien menaçant et que probablement elle ne connut qu'après son mariage.

      Madame de la Trousse, cette tante de madame de Sévigné dont il est si souvent fait mention dans ses lettres, se trouvait aussi à la même table qu'elle; mais elle est nommée après madame de Thianges. Au reste, Félibien remarque qu'à cette table du roi, après que lui et MONSIEUR se furent assis, les dames qui avaient été nommées pour y prendre place s'assirent sans garder aucun rang197.

      A la table présidée par madame d'Humières, dont le mari, neveu de Bussy, venait d'être promu à l'éminente dignité de maréchal de France, se trouvaient mademoiselle de Bussy-Lameth, également parente de Bussy, et la marquise de la Baume, qui s'était montrée si perfide envers madame de Sévigné et Bussy198. A cette même table était aussi madame la comtesse de Guitaut, amie intime de madame de Sévigné, dame d'Époisses199; puis encore madame de la Troche, autre amie de madame de Sévigné et dont le nom reparaît si souvent dans sa correspondance200. C'est elle dont l'abbé Arnauld, dans ses Mémoires, loue l'esprit et la beauté quand il nomme celles qui, particulièrement liées avec madame Renaud de Sévigné et sa fille, faisaient les délices de la société de la ville d'Angers en 1652 Скачать книгу


<p>188</p>

ECKARD, États au vrai de toutes les sommes employées par Louis XIV, etc., p. 25, 39, 55, 57 et 59.—LÉPICIÉ, Vie des premiers peintres du roi, t. I, p. 46; Paris, 1752, in-12.—GUÉRIN, Description de l'Académie royale de peinture et de sculpture.

<p>189</p>

LA FONTAINE, Psyché, et les notes insérées t. V, p. 30 à 36, de l'édition in-8o de 1826.—FÉLIBIEN, Description sommaire du château de Versailles, 1674, in-12.

<p>190</p>

Sur l'abbé de Montigny, qui devint évêque de Léon, voyez SÉVIGNÉ, Lettres, t. II, p. 237 et 245, édit. de G. de S.-G. (en date des 23 et 30 sept. 1671).

<p>191</p>

Relation de la fête de Versailles donnée le 18 juillet 1668 à M. le marquis de Fuentès, par l'abbé DE MONTIGNY (Manuscrits de CORRART, t. IX, p. 1109, bibliothèque de l'Arsenal).

<p>192</p>

GOURVILLE, Mémoires, t. LII, p. 410.

<p>193</p>

MOLIÈRE, Œuvres, édition d'Auger, t. VII, p. 287 à 331; édition d'Aimé-Martin, t. VI, p. 267-318.—FÉLIBIEN, Relation de la fête de Versailles du 18 juillet 1668; Paris, in-folio, 1679, avec cinq planches.—Idem, Descript. de divers ouvrages de peinture faits pour le roi; 1671, in-12, p. 229 à 315.

<p>194</p>

CHOISY, Mémoires, t. LXIII, p. 397.—MONTPENSIER, Mémoires, t. XLIII, p. 121.

<p>195</p>

Lettres inédites, tirées du 3e volume des Mémoires inédits de BUSSY, mss. de la bibl. de l'Institut, no 221; Lettres de SÉVIGNÉ, t. I, p. 43 de la Notice bibliographique, édit. de Monmerqué.

<p>196</p>

SÉVIGNÉ, Lettres, t. I, p. 182, édit. de G. de S.-G. (en date du 17 juillet 1668).

<p>197</p>

FÉLIBIEN, Relation de la fête du 18 juillet 1668, dans les Œuvres de MOLIÈRE, t. VII, p. 287 à 315, édit. d'Auger; ou t. VI, p. 300, édit. d'Aimé-Martin, 1824, in-8o.—Idem, Recueil de descriptions de peintures et autres ouvrages faits pour le roi, 1671, p. 283.

<p>198</p>

Voyez p. 345 de la seconde partie de ces Mémoires, ch. XXIV.

<p>199</p>

SÉVIGNÉ, Lettres, t. I, p. 120, édit. de Monmerqué.—Idem, t. I, p. 172, édit. de G. de S.-G. (lettre en date du 6 juin 1668).

<p>200</p>

SÉVIGNÉ, Lettres, t. II, p. 2, 3, 465; t. IV, p. 240; t. VII, p. 133; t. IX, p. 191; t. X, p. 413.