Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 3. Charles Athanase Walckenaer. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Charles Athanase Walckenaer
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Биографии и Мемуары
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de Scudéry124. Cependant, de toutes les femmes que la correspondance de Bussy nous fait connaître, madame de Scudéry est incontestablement, après madame de Sévigné, celle qui mérite la préférence. Elle est loin d'avoir l'imagination vive et brillante de la petite-fille de sainte Chantal; mais son style, moins figuré, moins animé, est plus correct; sa raison est plus calme et son jugement moins variable. Elle a sur madame de Sévigné le triste avantage d'avoir connu l'adversité, d'être née dans une condition qui l'exemptait des préjugés de naissance auxquels madame de Sévigné n'a pas échappé. Elle apprécie mieux le monde; ses réflexions, elle les tient de son expérience et de ses propres observations. L'expression de ses pensées est toujours simple, forte, naturelle et digne, en parfait rapport avec la noblesse de ses sentiments et l'élévation de son âme. L'académicien Charpentier déclare qu'elle n'écrit pas moins bien que mademoiselle de Scudéry, l'auteur de Clélie et de Cyrus125. De toutes les amies de Bussy, quoique la plus humble par le rang, madame de Scudéry fut celle qui lui rendit le service le plus important126, puisqu'elle le fit rappeler de son exil. Elle était fort jeune et sans fortune lorsque Scudéry, dans un âge déjà avancé, l'épousa127. Elle perdit son mari l'année même dont nous nous occupons, le 14 mai 1667. Restée veuve à l'âge de trente-six ans, elle ne contracta point de nouveaux liens, et s'adonna à l'éducation de son fils unique, qui entra dans les ordres. Les regrets qu'elle eut de perdre son mari sont vivement exprimés dans deux lettres à Bussy, à Bussy peu capable d'apprécier les sentiments d'une telle femme.

      «Quand j'ai commencé ma lettre128, j'avais oublié que j'étais en colère contre vous. Comment, monsieur, me dire que je suis bien aise d'être veuve, moi qui, trois ans durant, ai pensé mourir de douleur d'avoir perdu un fort bon homme qui était de mes amis, comme s'il n'eût pas été mon mari; qui m'a toujours louée, toujours estimée, toujours bien traitée, et qui me déchargeait tout au moins de la moitié du mal que j'ai, à cette heure, de souffrir ma mauvaise fortune toute seule? Sachez, s'il vous plaît, monsieur, que, quand je parle des sentiments ordinaires des femmes, je ne m'y comprends point. Si j'ose le dire, je me trouve toujours fort au-dessus d'elles, et je vis d'une manière où la liberté ne me sert de rien: la société d'un honnête homme m'était plus douce. Faites-moi donc toutes les réparations que vous me devez.»

      Ces réparations, Bussy crut les avoir faites; mais elles ne pouvaient la satisfaire, et elle lui répondit129:

      «Vous me faites injustice de ne me passer que six mois de véritable douleur de la mort de feu M. de Scudéry. J'en ai encore, je vous le jure; et comme je ne fais rien de cette liberté que vous dites qui console d'avoir perdu un mari, et que je n'en veux rien faire, vous voyez que j'ai perdu une grande douceur en son amitié. Je ne sais plus que faire de mon cœur, je n'ai point trouvé de véritable ami depuis sa mort; cependant je vous avoue que c'est la seule rose sans épines qu'il y ait au monde, que l'amitié. Je crois que vous ne connaissez pas cela, vous autres; car j'ai ouï dire que ceux qui ont eu de l'attachement pour le frère n'en ont jamais eu pour la sœur........ Il y a longtemps que je me suis donné le même avis que vous me donnez, de vivre avec le moins de chagrin qu'il me sera possible. J'ai réglé mon rien d'une manière qui fait que ma pauvreté ne paraît à personne, et je me passe assez doucement de tout ce que je n'ai pas. Il n'y a que la disette d'amis qui m'est insupportable; car j'avais toutes les qualités propres à être une amie du premier ordre; cependant tout cela ne me sert de rien, et je ne sais qui aimer.... Il faut s'accoutumer à ne vivre qu'en société; car pour en amitié, cela est presque impossible.»

      Cette femme qui se plaignait si vivement de manquer d'amis en était cependant sans cesse entourée, selon l'acception du monde. Sans être de la cour, elle voyait un assez bon nombre de gens de cour, et des plus hauts en dignités; sans aucune prétention à la littérature, les hommes de lettres se plaisaient à la fréquenter. Par la solidité de son caractère, l'égalité de son humeur, la finesse de son esprit, son tact parfait des convenances, elle était parvenue à réunir dans son modeste appartement une société choisie, préférable aux cercles les plus fameux de beaux esprits, aux assemblées brillantes des palais les plus somptueux. Mais elle savait distinguer ces liaisons du monde, ces attachements d'habitude fondés sur le besoin de se soustraire à l'ennui d'avec ceux où le cœur avait quelque part; et ses plus tendres sentiments étaient réservés pour deux personnes de son sexe: l'une était mademoiselle de Portes, personne pieuse, retirée aux Carmélites de la rue Saint-Jacques, dans cette même maison où se réfugia de même, longtemps après elle, dans le même but de piété, la maréchale d'Humières130; l'autre était cette demoiselle de Vandy que nous trouvons en relation assez étroite avec MADEMOISELLE, qui parle d'elle très-longuement dans un endroit de ses Mémoires131.

      Après ces deux amies, les femmes que madame de Scudéry voyait le plus souvent étaient toutes de la cour: c'étaient madame du Vigean, la mère de la maréchale de Richelieu; madame de Villette, qui lui attira par la suite la protection et les bienfaits de madame de Maintenon; la marquise de Rongère132, et madame de Montmorency, cette amie de Bussy dont nous avons parlé: celle-ci était une des femmes qu'elle goûtait le plus.

      La société de madame de Scudéry, conforme à ce que comportait sa situation dans le monde, était plus nombreuse en hommes qu'en femmes, et se composait également de plusieurs des correspondants de Bussy. Les ducs de Saint-Aignan et de Noailles étaient d'abord les deux personnages qui la voyaient le plus souvent; ils étaient aussi, par leur crédit et la faveur du monarque, les plus importants de son cercle; puis après venaient le comte de Guiche, d'Elbène133, Sobieski, depuis roi de Pologne, et plusieurs autres. Parmi les hommes de lettres, on y remarquait l'abbé de Choisy, qui était aussi homme de cour; le P. Rapin; et plus tard Fontenelle, qui usa de son intervention pour être reçu à l'Académie française134. Mais, de tous ceux qui se réunissaient chez madame de Scudéry, le P. Rapin fut celui qu'elle préférait, et avec lequel elle était le plus liée. Comme plusieurs de son ordre, sans négliger le monde, le P. Rapin se livrait à la fois à la prédication, aux belles-lettres, à la théologie; il composait alternativement des livres de piété et de littérature; ce qui faisait dire, par ses envieux, qu'il servait Dieu et le monde par semestre. A cette époque, il venait de compléter et de mettre au jour son poëme sur les Jardins, qui semblait comme un écho de la muse gracieuse de Virgile135 et qui lui valut une si belle renommée. C'est à madame de Scudéry que le P. Rapin dut l'honneur qu'il ambitionnait d'entrer en relation avec Bussy; et Bussy, le plaisir, auquel il fut très-sensible, d'avoir pour correspondant un homme de lettres aussi célèbre, un religieux aussi considéré. Leur correspondance fut très-active et longtemps prolongée. Le P. Rapin y trouvait des occasions, qu'il ne laissait jamais échapper, d'exhorter Bussy à se soumettre au joug salutaire de la religion; et Bussy, un moyen de donner, par l'espoir de sa conversion, plus de créance à ses projets de réforme, et de se procurer à la cour, afin de faire terminer son exil, un solliciteur qui, pour n'être pas au nombre des courtisans, n'en avait que plus de crédit auprès du roi136.

      La lettre de madame de Scudéry qui détermina cette liaison entre deux hommes si différents par leur caractère, leurs mœurs, leur profession est remarquable; elle nous fait connaître cette femme intéressante et le P. Rapin sous les rapports les plus propres à les faire estimer tous deux. «Il a, dit-elle à Bussy en parlant de celui qu'elle recommande, une physionomie qui découvre une partie de sa bonté et de sa douceur. Il a une qualité dans l'esprit qui, à mon gré, est la marque de l'avoir véritablement grand: c'est qu'il le hausse et qu'il le baisse tant qu'il lui plaît… On peut dire de lui que ce n'est pas un docteur tout cru; mais sa science est si bien digérée qu'il ne paraît dans sa conversation ordinaire que du bon sens et


<p>124</p>

CARPENTARIANA, 1741, in-12, p. 383.

<p>125</p>

Carpentariana, 1741, p. 383.

<p>126</p>

BUSSY, Lettres, t. III, p. 92 à 549; t. V, p. 174 à 429.

<p>127</p>

Elle se nommait Marie-Françoise-Martin Vast; c'était une demoiselle de Normandie. (Le Vast est un petit village à trois lieues de Valogne, département de la Manche.)

<p>128</p>

BUSSY, Lettres, t. III, p. 356.—Madame DE SCUDÉRY, Lettres, 1806, in-12, p. 62 (lettre en date du 27 juin 1671), collect. Léop. Collin.

<p>129</p>

BUSSY, Lettres, t. III, p. 391 et 392.—Madame DE SCUDÉRY, Lettres, p, 76 (lettre en date du 11 août 1671).

<p>130</p>

SÉVIGNÉ, Lettres, t. X, p. 102, édit. de Monmerqué; t. XI, p. 182, édit. de G. de S.-G. (lettre en date du 20 juin 1695).—SAINT-SIMON, Mémoires, t. XX, p. 477.

<p>131</p>

MONTPENSIER, Mémoires, t. XLII, p. 37 et 44.—TALLEMANT DES RÉAUX, Historiettes, article VANDY, t. V, p. 102, édit. in-8o.—SCUDÉRY, Lettres, p. 107 (lettre en date du 27 février 1673).

<p>132</p>

Madame DE SCUDÉRY, Lettres, p. 151, édit. in-12.—BUSSY, Lettres, t. VI, p. 52.

<p>133</p>

Madame DE SCUDÉRY, Lettres, p. 97.

<p>134</p>

Ibid., p. 175.

<p>135</p>

RAPIN, Hortorum libri quatuor, 1666, in-12.

<p>136</p>

BUSSY, Lettres, t. III, p. 378-380, 420-473, 530-547; t. IV, p. 8, 45-70, 101-159, 214-260, 315-375, 408-488; t. VI, p. 6, 55, 108, 188.